samedi 19 mars 2011
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D'une vie à l'autre ou rupture... Chapitre XI (extraits)
Nous avons regagné nos foyers respectifs. Ma mère est rentrée chez elle, Varech et moi, sommes revenus chez nous. Fini les vacances !
Nous sommes début septembre, le temps est très doux. Un été indien se prépare.
Je ne suis pas mécontente de retrouver ma maison citadine. Mon grand lit, mon bureau, mon espace. Mes marques !
Je dois me rendre à l’hôpital local, pour un bilan et à la sécurité sociale, où je suis convoquée pour une raison que j’ignore.
A l’hôpital je suis prise dans le service d’un éminent professeur. Il m’impressionne, au départ, car sa compétence ne fait aucun doute et il est une autorité en la matière. Les ruptures d’anévrisme n’ont plus de secret pour lui.
Ma paralysie faciale le dérange. Cela ne devrait pas être.
- J’ai lu le compte rendu de l’opération et, en aucun cas, vous ne devriez avoir ces problèmes, dont celui d’élocution, en particulier.
- Docteur, ce ne devrait pas l’être, mais ça l’est, bel et bien. Mon visage est tordu, ma bouche n’est plus exactement sous mon nez.
Là, il s’énerve et se met à bégayer. J’ai appris ensuite qu’il bégayait dans les moments les plus courants de la vie. Souvent, si on le contrariait. Mais il perdait ce défaut dans ses conférences, où il était, alors, à son affaire.
Son staff reste muet, autour de lui. Moi, j’ai du mal à garder mon sérieux, devant cet homme qui se met presque en rage, niant l’évidence et bégaye tant qu’il n’arrive même plus à finir une phrase de manière intelligible, ni même intelligente.
Il commence, sérieusement, à m’énerver, le "mandarin". Je m’essaye à articuler du mieux que je peux :
- Docteur, je suis désolée, mais je ne puis vous dire que tout va bien pour moi, dans le meilleur des mondes possibles ! J’aimerais bien vous faire ce plaisir, mais c’est impossible, hélas. Le fait est là, je suis défigurée et j’ai du mal à prononcer certains mots.
Autant que vous, pensais-je en mon for intérieur.
Il est fâché, incontestablement, le professeur, d’être mis en défaut devant le personnel soignant et les carabins.
- Madame, vous… vous…vous n’y con…con…naissez rien. Le…le…le…le pro…pro pro...blème ne vient pas de votre op…op...op...pération.
- Docteur, quelle que soit la façon dont sont survenues ces complications, opération du Saint-Esprit ou autre, je les ai et je dois y faire face. Alors il faut trouver une solution pour sinon réparer, du moins améliorer cela !
Je parle laborieusement, mais en essayant de m’exprimer avec le plus de clarté possible.
Il ne riposte rien, furieux, mais préférant sans doute ne pas me répondre en bafouillant lamentablement, comme il vient de le faire.
Je le plains, car ce bégaiement est un sérieux handicap, aussi. A son stade, presqu’une infirmité. Je sens, instinctivement, qu’il m’a prise en grippe et que rien ne le fera changer d’avis, à mon sujet.
Il part dans une pièce contigüe, avec sa troupe et on me laisse seule.
Au bout d’un moment, une infirmière revient et m’explique ce que je vais devoir faire :
- Pour ce qui est de votre visage, un examen spécial, concernant les nerfs, devra être pratiqué. Pour votre élocution, c’est un problème mécanique, dans la mâchoire et vous allez avoir de nombreuses séances de rééducation, pour réparer cela.
- Gloups, me dis-je et de deux !
- Une nouvelle artériographie sera nécessaire, dans quelques semaines, pour vérifier si tout est rentré dans l’ordre et qu’aucun autre anévrisme n’est à craindre, termine mon interlocutrice.
Une ordonnance m’est donnée et dans la kyrielle de médicaments prescrits, je vois gardénal.
- Madame, pour le gardénal, vous direz au docteur que j’ai pris sur moi de l’arrêter. Cela m’abrutissait totalement. Je n’ai pas de crises d’épilepsie et si cela devait survenir, je reprendrai mon traitement.
- Attendez, me dit l’infirmière et elle repart dans la pièce à côté, quelque minutes, puis revient.
- Le professeur est très mécontent de savoir que vous avez arrêté, ainsi, sans avis médical, le gardénal.
- Mais puisque cet arrêt n’a pas provoqué de catastrophe et que je m’en porte plutôt mieux, je ne vois pas en quoi j’ai dérogé aux sacro saintes règles de la médecine !
L’infirmière sourit :
- De vous à moi, je vous comprends, mais le professeur est vraiment furibond contre vous, car vous lui avez tenu tête.
- Ce ne doit pas être dans ses habitudes, mais je ne pouvais pas le laisser nier ce qui est. Je "trimbale" ce problème, soi-disant inexistant, depuis 2 mois et demi en plein sur ma face. Il faudrait être aveugle pour ne pas le voir !
- C’est vrai, mais votre cas est une énigme pour le professeur, me confie l’infirmière et il n’aime pas cela.
- C’est quand même un comble de la part d’un médecin de refuser de voir la vérité en face. D’habitude, ils vous la collent en plein visage, sans ménagement, et à vous d’en assumer les conséquences, si vous en avez la force !
- Je sais, soupire l’infirmière et elle hausse les épaules.
- Je ne me suis pas fait un ami, aujourd’hui, lui dis-je avec un regret certain dans la voix. On avance mieux sur le chemin de la guérison, quand le médecin marche à vos côtés et vous soutient, moralement. Tant pis pour moi !
- Oui, c’est dommage, car c’est un grand professeur. Mais c’est aussi un fichu entêté ! me répond l’infirmière, d’un air comique de désapprobation à l’égard de son chef.
Quelques jours après mon retour de Bretagne, mon fils entre dans ma chambre, l’air sombre.
- Maman, il faut que je te parle.
- Oui, Rodolphe ?
- Eh bien voila, je me drogue à l’héroïne !
Petite phrase terrible, petite phrase qui tue. Je sens mes jambes se dérober sous moi. Heureusement je suis assise sur mon lit, car sinon je m’écroulerais sur le plancher de la pièce.
Tout se met à tourner. Je m’accroche à la couette en la griffant.
Le monde, mon monde -- qui avait déjà commencé son déclin -- finit de s’écrouler autour de moi. Rodolphe vient de lui asséner le coup de grâce ! Comme à moi, d’ailleurs !
J’essaye de reprendre mes esprits. Je respire à fond et attends que les battements de mon cœur, -- qui s’était mis à cogner, furieusement dans ma poitrine -- se calment.
Mon fils reste silencieux.
- Pourquoi, mais pourquoi, Rodolphe ?
- Je voulais que Papa s’occupe de moi. C’était ça ou une balle de révolver !
On y arrive, enfin, à son père. Je savais qu’un jour ou l’autre, ce problème parviendrait sur le tapis. La culpabilité du père, pour être parti en abandonnant son fils, la mienne de l’avoir laissé faire.
Comme si j’avais pu y changer quelque chose. Peut-on retenir un homme qui veut partir ?
Alors oui, il est parti parce qu’il ne m’aimait plus et oui je dois me sentir coupable de ce fait là ! C’est le cheminement de pensée de Rodolphe, depuis toujours. Et je le sens, je le sais, sans qu’il ait eu besoin d’exprimer un seul mot à ce sujet !
Nous sommes début septembre, le temps est très doux. Un été indien se prépare.
Je ne suis pas mécontente de retrouver ma maison citadine. Mon grand lit, mon bureau, mon espace. Mes marques !
Je dois me rendre à l’hôpital local, pour un bilan et à la sécurité sociale, où je suis convoquée pour une raison que j’ignore.
A l’hôpital je suis prise dans le service d’un éminent professeur. Il m’impressionne, au départ, car sa compétence ne fait aucun doute et il est une autorité en la matière. Les ruptures d’anévrisme n’ont plus de secret pour lui.
Ma paralysie faciale le dérange. Cela ne devrait pas être.
- J’ai lu le compte rendu de l’opération et, en aucun cas, vous ne devriez avoir ces problèmes, dont celui d’élocution, en particulier.
- Docteur, ce ne devrait pas l’être, mais ça l’est, bel et bien. Mon visage est tordu, ma bouche n’est plus exactement sous mon nez.
Là, il s’énerve et se met à bégayer. J’ai appris ensuite qu’il bégayait dans les moments les plus courants de la vie. Souvent, si on le contrariait. Mais il perdait ce défaut dans ses conférences, où il était, alors, à son affaire.
Son staff reste muet, autour de lui. Moi, j’ai du mal à garder mon sérieux, devant cet homme qui se met presque en rage, niant l’évidence et bégaye tant qu’il n’arrive même plus à finir une phrase de manière intelligible, ni même intelligente.
Il commence, sérieusement, à m’énerver, le "mandarin". Je m’essaye à articuler du mieux que je peux :
- Docteur, je suis désolée, mais je ne puis vous dire que tout va bien pour moi, dans le meilleur des mondes possibles ! J’aimerais bien vous faire ce plaisir, mais c’est impossible, hélas. Le fait est là, je suis défigurée et j’ai du mal à prononcer certains mots.
Autant que vous, pensais-je en mon for intérieur.
Il est fâché, incontestablement, le professeur, d’être mis en défaut devant le personnel soignant et les carabins.
- Madame, vous… vous…vous n’y con…con…naissez rien. Le…le…le…le pro…pro pro...blème ne vient pas de votre op…op...op...pération.
- Docteur, quelle que soit la façon dont sont survenues ces complications, opération du Saint-Esprit ou autre, je les ai et je dois y faire face. Alors il faut trouver une solution pour sinon réparer, du moins améliorer cela !
Je parle laborieusement, mais en essayant de m’exprimer avec le plus de clarté possible.
Il ne riposte rien, furieux, mais préférant sans doute ne pas me répondre en bafouillant lamentablement, comme il vient de le faire.
Je le plains, car ce bégaiement est un sérieux handicap, aussi. A son stade, presqu’une infirmité. Je sens, instinctivement, qu’il m’a prise en grippe et que rien ne le fera changer d’avis, à mon sujet.
Il part dans une pièce contigüe, avec sa troupe et on me laisse seule.
Au bout d’un moment, une infirmière revient et m’explique ce que je vais devoir faire :
- Pour ce qui est de votre visage, un examen spécial, concernant les nerfs, devra être pratiqué. Pour votre élocution, c’est un problème mécanique, dans la mâchoire et vous allez avoir de nombreuses séances de rééducation, pour réparer cela.
- Gloups, me dis-je et de deux !
- Une nouvelle artériographie sera nécessaire, dans quelques semaines, pour vérifier si tout est rentré dans l’ordre et qu’aucun autre anévrisme n’est à craindre, termine mon interlocutrice.
Une ordonnance m’est donnée et dans la kyrielle de médicaments prescrits, je vois gardénal.
- Madame, pour le gardénal, vous direz au docteur que j’ai pris sur moi de l’arrêter. Cela m’abrutissait totalement. Je n’ai pas de crises d’épilepsie et si cela devait survenir, je reprendrai mon traitement.
- Attendez, me dit l’infirmière et elle repart dans la pièce à côté, quelque minutes, puis revient.
- Le professeur est très mécontent de savoir que vous avez arrêté, ainsi, sans avis médical, le gardénal.
- Mais puisque cet arrêt n’a pas provoqué de catastrophe et que je m’en porte plutôt mieux, je ne vois pas en quoi j’ai dérogé aux sacro saintes règles de la médecine !
L’infirmière sourit :
- De vous à moi, je vous comprends, mais le professeur est vraiment furibond contre vous, car vous lui avez tenu tête.
- Ce ne doit pas être dans ses habitudes, mais je ne pouvais pas le laisser nier ce qui est. Je "trimbale" ce problème, soi-disant inexistant, depuis 2 mois et demi en plein sur ma face. Il faudrait être aveugle pour ne pas le voir !
- C’est vrai, mais votre cas est une énigme pour le professeur, me confie l’infirmière et il n’aime pas cela.
- C’est quand même un comble de la part d’un médecin de refuser de voir la vérité en face. D’habitude, ils vous la collent en plein visage, sans ménagement, et à vous d’en assumer les conséquences, si vous en avez la force !
- Je sais, soupire l’infirmière et elle hausse les épaules.
- Je ne me suis pas fait un ami, aujourd’hui, lui dis-je avec un regret certain dans la voix. On avance mieux sur le chemin de la guérison, quand le médecin marche à vos côtés et vous soutient, moralement. Tant pis pour moi !
- Oui, c’est dommage, car c’est un grand professeur. Mais c’est aussi un fichu entêté ! me répond l’infirmière, d’un air comique de désapprobation à l’égard de son chef.
Quelques jours après mon retour de Bretagne, mon fils entre dans ma chambre, l’air sombre.
- Maman, il faut que je te parle.
- Oui, Rodolphe ?
- Eh bien voila, je me drogue à l’héroïne !
Petite phrase terrible, petite phrase qui tue. Je sens mes jambes se dérober sous moi. Heureusement je suis assise sur mon lit, car sinon je m’écroulerais sur le plancher de la pièce.
Tout se met à tourner. Je m’accroche à la couette en la griffant.
Le monde, mon monde -- qui avait déjà commencé son déclin -- finit de s’écrouler autour de moi. Rodolphe vient de lui asséner le coup de grâce ! Comme à moi, d’ailleurs !
J’essaye de reprendre mes esprits. Je respire à fond et attends que les battements de mon cœur, -- qui s’était mis à cogner, furieusement dans ma poitrine -- se calment.
Mon fils reste silencieux.
- Pourquoi, mais pourquoi, Rodolphe ?
- Je voulais que Papa s’occupe de moi. C’était ça ou une balle de révolver !
On y arrive, enfin, à son père. Je savais qu’un jour ou l’autre, ce problème parviendrait sur le tapis. La culpabilité du père, pour être parti en abandonnant son fils, la mienne de l’avoir laissé faire.
Comme si j’avais pu y changer quelque chose. Peut-on retenir un homme qui veut partir ?
Alors oui, il est parti parce qu’il ne m’aimait plus et oui je dois me sentir coupable de ce fait là ! C’est le cheminement de pensée de Rodolphe, depuis toujours. Et je le sens, je le sais, sans qu’il ait eu besoin d’exprimer un seul mot à ce sujet !
vendredi 26 novembre 2010
D'une vie à l'autre ou rupture... Chapitre X (extraits)
Pauline est rentrée à Paris, mes amis ont récupéré leur maison et Varech et moi avons regagné les Trois Clefs.
Ma mère est arrivée, toute heureuse d’être en vacances.
Mon visage l’embarrasse un peu, mais elle pense que cela va s’arranger, avec le temps. Elle est totalement inconsciente du danger que j’ai encouru. Ma sœur ne lui a rien dit, si ce n’est que j’ai été malade. Niant l’évidence, Blandine refuse d’admettre que j’ai eu une rupture d’anévrisme, disant qu’il n’y a pas d’artère là où je suis sensée avoir été opérée. Que répondre à cela ?
Toute pimpante, s’activant de-ci de-là, le chien toujours accroché à ses basques. Elle trouve sa chambre agréable et la maison bien avancée, par rapport à ce qu’elle avait connu aux vacances de Noël, l’année précédente.
Il faut dire que l’été est chaud et ce temps, ensoleillé, rend le séjour agréable.
Ma mère est gourmande et adore cuisiner. Je la trouve souvent le nez plongé dans un livre de recettes, les papilles en éveil et se délectant, à l’avance, du plat qu’elle souhaite préparer.
Quand "chef maman" est "en cuisine", Varech ne la quitte pas d’une semelle. On ne sait jamais, un morceau de quelque mets, délicieux, peut tomber et il ne perd pas une miette des préparatifs.
En fait, la demi-pension à Trével -- au centre de rééducation fonctionnelle -- est devenue une grande matinée. Un taxi ambulance vient me conduire et me rechercher.
L’orthophoniste a renoncé à m’aider. Je ne parviens à rien, aucun progrès ne se manifeste. Elle ne comprend pas ce qui se passe. Il y a peut-être un problème mécanique qui n’est pas de son ressort. Une heure de moins pour ma rééducation. D’où, j’ai gagné une heure de plus à la maison. Du moins, c’est ainsi que je le vois. Je peux rentrer déjeuner à Saint Guirec et avoir ma journée pour moi.
Coline Bazin, la mère de l’amie qui m’avait prêté la maison en juin, vient me voir chaque jour. Maman et moi l’aimons beaucoup. C’est une maîtresse femme. Elle est vive et dynamique, d’allure très jeune.
Elle voit que je me ronge, intérieurement et est déterminée à me sortir de mon marasme.
Elle a décidé que le jardin, devant les trois maisons, doit être nettoyé.
-Soaig, dit-elle à Maman nous allons vous concocter un joli petit jardin devant chez-vous.
Cela me fatigue beaucoup mais je n’ose protester, quand mes deux amies le font pour mon bien, cherchant à me distraire de ma peine.
Cela dit, je m’endors le soir comme une bûche, après ces séances d’horticulture. Car nous arrachons les mauvaises herbes, bêchons, plantons.
Maman me demande, enfin :
- Pourquoi as-tu cette affreuse cicatrice et les cheveux coupés, à moitié, sur le devant ?
Ma réponse la fait frémir :
- J’ai été trépanée, maman, après ma rupture d’anévrisme.
- Ne dis jamais ça, ne prononce jamais ce mot ! Les trépanés restent anormaux ! Tu n’as pas été trépanée, ton grand-père ne l’aurait pas voulu !
Tout juste si elle ne tape pas du pied pour marteler ces paroles.
Mon grand-père était médecin. Ma mère le révère. Je sais ce que signifie pour elle ce mot : "trépanation". Un mot tabou, que je l’ai toujours entendue prononcer avec répugnance, dans mon enfance. Mais je ne veux pas entrer dans son jeu.
-Maman, j’ai réellement été trépanée, malheureusement pour moi. Toi et moi n’y pouvons rien changer, c’est ainsi. Mais je ne suis pas "gogole" pour autant, rassure-toi. Les moyens médicaux ont changé, la chirurgie crânienne a fait des progrès, depuis ton père.
- Ne parle jamais de cela devant les gens, jamais !
Pauvre maman, je lui fais honte. Tout ce qu’elle retient de notre conversation, c’est ce mot, infamant : "trépanation". Il ne lui vient pas une seconde à l’esprit combien j’ai pu souffrir.
Je renonce à continuer cette discussion stérile, qui ne nous apportera rien, ni à l’une, ni à l’autre. Et qui me coûte, vu mon élocution toujours aussi peu aisée.
Ma famille ne voulait rien savoir, rien entendre, concernant ce qui m’était arrivé. Libre à elle !
Je suis née dans une fratrie à laquelle j’ai été imposée.
Antoine, mon frère aîné, et Blandine, ma sœur cadette, ne m’aiment pas. Du moins pas comme je les aime et comme je voudrais qu’ils m’aiment.
Mon frère a passé sa vie à m’aimer et à me détester, en fait.
Pour ma sœur, c’est un plus grand mystère. Elle m’aime par habitude, obligation, conviction religieuse. Elle fait son devoir envers moi. Et pas plus.
Peut-être est-ce ma faute, tout cela, ce peu d’amour familial et marital que j’inspire, puisque même mon mari et mon père m’ont abandonnée. J’en souffre terriblement. J’ai un sens aigu de la famille, de l’amour qui doit y régner. J’ai besoin d’une très grande tribu autour de moi -- parents, enfants, frères, sœurs, neveux, nièces -- et je me retrouve seule, avec mon fils. Et mon chien !
Alors, je me suis cherché une sœur, d’adoption. Et je l’ai trouvée. Elle se prénomme Lucie. Quand j’ai fait sa connaissance, chez des amis, elle vivait à Paris depuis quelque temps, venant de New-York. Naturalisée américaine, elle et sa famille étaient originaires de la République Dominicaine. Mon fils avait trois ans quand Lucie a fait irruption dans notre vie, pour le meilleur et pour le pire. Rodolphe s’est attaché à elle et l’a adoptée, lui-aussi.
Depuis, Lucie a regagné New-York, où vivent sa mère et son frère. Lucie poursuit une belle carrière de femme d’affaires et c’est la raison pour laquelle elle est rentrée aux Etats-Unis.
Un souci nouveau, auquel il faut faire face. Je jette un regard à mes comptes. Pas brillants. En ouvrant mon courrier, réexpédié par la poste, je m’aperçois, alors, qu’un avis à tiers détenteur m’a été adressé par le trésor Public, concernant une taxe professionnelle impayée.
Je ne suis plus assujettie à la taxe professionnelle depuis plusieurs mois. Je suis passée du statut de profession libérale, avec honoraires, à celui d’intermittente du spectacle, avec salaire. J’ai pris, tout spécialement, rendez-vous avec un inspecteur, à la Trésorerie, pour cela. J’ai soldé tous mes comptes, TVA, taxe professionnelle et impôts forfaitaires sur le revenu.
Au mois de mars ou avril, j’ai reçu une demande de paiement pour la taxe professionnelle. J’ai envoyé une lettre au Trésor Public, pour dire que je n’y étais plus assujettie, en expliquant bien les raisons de tout cela. Je n’ai reçu, comme réponse, qu’un rappel pour payer. J’ai pris mon téléphone, ma meilleure intonation -- bien que je bouille de colère -- et j’ai expliqué, patiemment, de vive voix, à l’inspecteur qui me répondait, ce qu’il en était.
- Pas de problème a dit le monsieur du fisc, je vais réparer cela. Je suis désolé, c’est une erreur regrettable.
- Je n’ai plus à m’en inquiéter, tout va rentrer dans l’ordre ? ai-je demandé, pour confirmation, à demi rassurée.
- Vous avez ma parole.
Forte de cela, j’ai pu passer à autre chose. C’était un tort. Le monsieur n’avait pas de parole, ou, alors, il en avait plusieurs, de rechange.
Et les impôts, en ce mois d’août, m’avaient prélevé, sur mon compte, une fort jolie somme. Aidés en cela par ma banque, qui en avait profité pour ponctionner sa quote-part, au passage, sous couvert de frais de gestion.
Je suis atterrée et appelle, immédiatement, le Trésor Public et le fameux inspecteur. Par chance pour moi, sinon pour lui, il n’est pas encore en congé.
- Bonjour monsieur, vous vous souvenez de moi ?
- Tout à fait. Qu’est ce que je peux faire pour vous ?
Je lui explique, d’abord, que j’ai eu un problème de santé et que j’ai du mal à prononcer certains mots.
- Cela ne s’entend pas, répond-il, poli
Je lui ressors tout ce que j’avais déjà dit au printemps, au sujet de la taxe professionnelle et de ma position actuelle de salariée. Et j’ajoute :
- Le Trésor Public a émis un ATD, sur ma banque et effectué, illicitement, un prélèvement sur mon compte, pour une taxe non due.
- Vous pouvez répéter ? me dit l’homme qui venait de me dire que mes difficultés de paroles n’en étaient pas.
Je répète ma phrase en détachant mes mots. Je lui explique que l’on m’a causé un grave préjudice financier, vu les circonstances.
Il prend un air étonné, du moins, il a la voix de l’air qu’il doit afficher.
- Comment cela est-il possible ? Je vérifie immédiatement.
- J’attends.
…Un bon moment. Le téléphone n’est pas gratuit, mon compte est presque à sec, l’état me dérobe, injustement, mes fonds, et je dois attendre le bon vouloir de ce nigaud ou de cet incompétent ! C’est le comble !
Il revient, enfin, au bout du fil :
- Vous avez raison. Nous allons réparer cette erreur, immédiatement.
Il l’a fait, mais je n’ai jamais récupéré mes "billes", pour la soustraction côté banque !
L’été se passe tant bien que mal, pour moi du moins. Car pour ma mère et le compère Varech, ils nagent dans le bonheur.
Il fait beau, les amis sont là et maman est à son affaire : elle cuisine et chacun apprécie les préparations de Soaig la cordon bleu des trois Clefs.
Moi, je me ronge intérieurement. Que fait Rodolphe, il donne de moins en moins de ses nouvelles, ne répond presque jamais au téléphone.
Aurai-je le courage de lutter encore et toujours, d’affronter l’inconnu. Car, avec tous mes handicaps, quel est l’avenir qui m’attend, maintenant ? En ai-je encore un, seulement ? Ou ne suis-je plus qu’un débris, que ma famille va devoir assumer, supporter ?
Ma mère est arrivée, toute heureuse d’être en vacances.
Mon visage l’embarrasse un peu, mais elle pense que cela va s’arranger, avec le temps. Elle est totalement inconsciente du danger que j’ai encouru. Ma sœur ne lui a rien dit, si ce n’est que j’ai été malade. Niant l’évidence, Blandine refuse d’admettre que j’ai eu une rupture d’anévrisme, disant qu’il n’y a pas d’artère là où je suis sensée avoir été opérée. Que répondre à cela ?
Toute pimpante, s’activant de-ci de-là, le chien toujours accroché à ses basques. Elle trouve sa chambre agréable et la maison bien avancée, par rapport à ce qu’elle avait connu aux vacances de Noël, l’année précédente.
Il faut dire que l’été est chaud et ce temps, ensoleillé, rend le séjour agréable.
Ma mère est gourmande et adore cuisiner. Je la trouve souvent le nez plongé dans un livre de recettes, les papilles en éveil et se délectant, à l’avance, du plat qu’elle souhaite préparer.
Quand "chef maman" est "en cuisine", Varech ne la quitte pas d’une semelle. On ne sait jamais, un morceau de quelque mets, délicieux, peut tomber et il ne perd pas une miette des préparatifs.
En fait, la demi-pension à Trével -- au centre de rééducation fonctionnelle -- est devenue une grande matinée. Un taxi ambulance vient me conduire et me rechercher.
L’orthophoniste a renoncé à m’aider. Je ne parviens à rien, aucun progrès ne se manifeste. Elle ne comprend pas ce qui se passe. Il y a peut-être un problème mécanique qui n’est pas de son ressort. Une heure de moins pour ma rééducation. D’où, j’ai gagné une heure de plus à la maison. Du moins, c’est ainsi que je le vois. Je peux rentrer déjeuner à Saint Guirec et avoir ma journée pour moi.
Coline Bazin, la mère de l’amie qui m’avait prêté la maison en juin, vient me voir chaque jour. Maman et moi l’aimons beaucoup. C’est une maîtresse femme. Elle est vive et dynamique, d’allure très jeune.
Elle voit que je me ronge, intérieurement et est déterminée à me sortir de mon marasme.
Elle a décidé que le jardin, devant les trois maisons, doit être nettoyé.
-Soaig, dit-elle à Maman nous allons vous concocter un joli petit jardin devant chez-vous.
Cela me fatigue beaucoup mais je n’ose protester, quand mes deux amies le font pour mon bien, cherchant à me distraire de ma peine.
Cela dit, je m’endors le soir comme une bûche, après ces séances d’horticulture. Car nous arrachons les mauvaises herbes, bêchons, plantons.
Maman me demande, enfin :
- Pourquoi as-tu cette affreuse cicatrice et les cheveux coupés, à moitié, sur le devant ?
Ma réponse la fait frémir :
- J’ai été trépanée, maman, après ma rupture d’anévrisme.
- Ne dis jamais ça, ne prononce jamais ce mot ! Les trépanés restent anormaux ! Tu n’as pas été trépanée, ton grand-père ne l’aurait pas voulu !
Tout juste si elle ne tape pas du pied pour marteler ces paroles.
Mon grand-père était médecin. Ma mère le révère. Je sais ce que signifie pour elle ce mot : "trépanation". Un mot tabou, que je l’ai toujours entendue prononcer avec répugnance, dans mon enfance. Mais je ne veux pas entrer dans son jeu.
-Maman, j’ai réellement été trépanée, malheureusement pour moi. Toi et moi n’y pouvons rien changer, c’est ainsi. Mais je ne suis pas "gogole" pour autant, rassure-toi. Les moyens médicaux ont changé, la chirurgie crânienne a fait des progrès, depuis ton père.
- Ne parle jamais de cela devant les gens, jamais !
Pauvre maman, je lui fais honte. Tout ce qu’elle retient de notre conversation, c’est ce mot, infamant : "trépanation". Il ne lui vient pas une seconde à l’esprit combien j’ai pu souffrir.
Je renonce à continuer cette discussion stérile, qui ne nous apportera rien, ni à l’une, ni à l’autre. Et qui me coûte, vu mon élocution toujours aussi peu aisée.
Ma famille ne voulait rien savoir, rien entendre, concernant ce qui m’était arrivé. Libre à elle !
Je suis née dans une fratrie à laquelle j’ai été imposée.
Antoine, mon frère aîné, et Blandine, ma sœur cadette, ne m’aiment pas. Du moins pas comme je les aime et comme je voudrais qu’ils m’aiment.
Mon frère a passé sa vie à m’aimer et à me détester, en fait.
Pour ma sœur, c’est un plus grand mystère. Elle m’aime par habitude, obligation, conviction religieuse. Elle fait son devoir envers moi. Et pas plus.
Peut-être est-ce ma faute, tout cela, ce peu d’amour familial et marital que j’inspire, puisque même mon mari et mon père m’ont abandonnée. J’en souffre terriblement. J’ai un sens aigu de la famille, de l’amour qui doit y régner. J’ai besoin d’une très grande tribu autour de moi -- parents, enfants, frères, sœurs, neveux, nièces -- et je me retrouve seule, avec mon fils. Et mon chien !
Alors, je me suis cherché une sœur, d’adoption. Et je l’ai trouvée. Elle se prénomme Lucie. Quand j’ai fait sa connaissance, chez des amis, elle vivait à Paris depuis quelque temps, venant de New-York. Naturalisée américaine, elle et sa famille étaient originaires de la République Dominicaine. Mon fils avait trois ans quand Lucie a fait irruption dans notre vie, pour le meilleur et pour le pire. Rodolphe s’est attaché à elle et l’a adoptée, lui-aussi.
Depuis, Lucie a regagné New-York, où vivent sa mère et son frère. Lucie poursuit une belle carrière de femme d’affaires et c’est la raison pour laquelle elle est rentrée aux Etats-Unis.
Un souci nouveau, auquel il faut faire face. Je jette un regard à mes comptes. Pas brillants. En ouvrant mon courrier, réexpédié par la poste, je m’aperçois, alors, qu’un avis à tiers détenteur m’a été adressé par le trésor Public, concernant une taxe professionnelle impayée.
Je ne suis plus assujettie à la taxe professionnelle depuis plusieurs mois. Je suis passée du statut de profession libérale, avec honoraires, à celui d’intermittente du spectacle, avec salaire. J’ai pris, tout spécialement, rendez-vous avec un inspecteur, à la Trésorerie, pour cela. J’ai soldé tous mes comptes, TVA, taxe professionnelle et impôts forfaitaires sur le revenu.
Au mois de mars ou avril, j’ai reçu une demande de paiement pour la taxe professionnelle. J’ai envoyé une lettre au Trésor Public, pour dire que je n’y étais plus assujettie, en expliquant bien les raisons de tout cela. Je n’ai reçu, comme réponse, qu’un rappel pour payer. J’ai pris mon téléphone, ma meilleure intonation -- bien que je bouille de colère -- et j’ai expliqué, patiemment, de vive voix, à l’inspecteur qui me répondait, ce qu’il en était.
- Pas de problème a dit le monsieur du fisc, je vais réparer cela. Je suis désolé, c’est une erreur regrettable.
- Je n’ai plus à m’en inquiéter, tout va rentrer dans l’ordre ? ai-je demandé, pour confirmation, à demi rassurée.
- Vous avez ma parole.
Forte de cela, j’ai pu passer à autre chose. C’était un tort. Le monsieur n’avait pas de parole, ou, alors, il en avait plusieurs, de rechange.
Et les impôts, en ce mois d’août, m’avaient prélevé, sur mon compte, une fort jolie somme. Aidés en cela par ma banque, qui en avait profité pour ponctionner sa quote-part, au passage, sous couvert de frais de gestion.
Je suis atterrée et appelle, immédiatement, le Trésor Public et le fameux inspecteur. Par chance pour moi, sinon pour lui, il n’est pas encore en congé.
- Bonjour monsieur, vous vous souvenez de moi ?
- Tout à fait. Qu’est ce que je peux faire pour vous ?
Je lui explique, d’abord, que j’ai eu un problème de santé et que j’ai du mal à prononcer certains mots.
- Cela ne s’entend pas, répond-il, poli
Je lui ressors tout ce que j’avais déjà dit au printemps, au sujet de la taxe professionnelle et de ma position actuelle de salariée. Et j’ajoute :
- Le Trésor Public a émis un ATD, sur ma banque et effectué, illicitement, un prélèvement sur mon compte, pour une taxe non due.
- Vous pouvez répéter ? me dit l’homme qui venait de me dire que mes difficultés de paroles n’en étaient pas.
Je répète ma phrase en détachant mes mots. Je lui explique que l’on m’a causé un grave préjudice financier, vu les circonstances.
Il prend un air étonné, du moins, il a la voix de l’air qu’il doit afficher.
- Comment cela est-il possible ? Je vérifie immédiatement.
- J’attends.
…Un bon moment. Le téléphone n’est pas gratuit, mon compte est presque à sec, l’état me dérobe, injustement, mes fonds, et je dois attendre le bon vouloir de ce nigaud ou de cet incompétent ! C’est le comble !
Il revient, enfin, au bout du fil :
- Vous avez raison. Nous allons réparer cette erreur, immédiatement.
Il l’a fait, mais je n’ai jamais récupéré mes "billes", pour la soustraction côté banque !
L’été se passe tant bien que mal, pour moi du moins. Car pour ma mère et le compère Varech, ils nagent dans le bonheur.
Il fait beau, les amis sont là et maman est à son affaire : elle cuisine et chacun apprécie les préparations de Soaig la cordon bleu des trois Clefs.
Moi, je me ronge intérieurement. Que fait Rodolphe, il donne de moins en moins de ses nouvelles, ne répond presque jamais au téléphone.
Aurai-je le courage de lutter encore et toujours, d’affronter l’inconnu. Car, avec tous mes handicaps, quel est l’avenir qui m’attend, maintenant ? En ai-je encore un, seulement ? Ou ne suis-je plus qu’un débris, que ma famille va devoir assumer, supporter ?
vendredi 14 mai 2010
D'une vie à l'autre ou rupture... Chapitre IX (extraits)
Le matin, je me levai aux aurores, sans attendre que Pauline soit levée. Ce n’était pas une lève-tôt et vu l’heure à laquelle elle avait regagné son lit la veille, j’avais de la marge pour manœuvrer. Je voulais prendre un petit-déjeuner consistant que j’arriverais à avaler sans trop de peine et qui me permettrait de tenir le coup pour la journée.
Je trouve du jambon, que je coupe en petits morceaux, extrêmement fins et de la soupe de potiron en boîte, que je réchauffe doucement. Je mets le jambon dans le potage et le mélange dans un bol. Je m’installe sur un coin de la table de la cuisine et m’assieds sur un des bancs.
Opération potage réussie, je ne me suis étranglée qu’une ou deux fois et ai très peu arrosé mon pyjama. Et d’un !
Cela, c’était pour le dîner manqué de la veille au soir. Maintenant, attaquons le petit déjeuner. Une grande tasse de thé au lait, des biscottes, un œuf à la coque (il y en avait de tout frais).
Je laisse les biscottes se ramollir dans le thé, juste ce qu’il faut, sinon plouf, elles tombent dans le fond de la tasse et ce n’est plus du thé, mais de la bouillie, que je vais boire. J’ai l’habitude de faire cela, ce fut le jeu de mon enfance, avec mes frères et sœurs. La biscotte ni trop molle ni trop dure, juste un peu attendrie, et fondant délicieusement, dans la bouche. Nous faisions des concours et celui dont la tasse contenait le plus de résidus de biscotte avait perdu. J’étais passée maître dans cet art. Le souvenir aidant, je m’en sortis avec les honneurs de la guerre.
Opération biscotte, réussie. Ma tasse contient encore assez de volume liquide pour ressembler plus à du thé qu’à une purée biscotée. Et de deux !
Reste l’œuf à la coque. Il est juste comme je l’aime, blanc bien pris et jaune crémeux. Je choisis une très petite cuillère, pour avoir de la marge de manœuvre entre les aliments et leur support, si je veux que le tout pénètre dans ma bouche sans se renverser partout, autour de moi. Première chose, prévenir la fausse route. Une petite gorgée de thé, déglutir précautionneusement, puis première tentative de dégustation. Cela marche, on continue sur cette lancée.
Opération œuf à la coque réussie, il n’y a pas plus de relief d’œuf à l’extérieur qu’à l’intérieur. Et de trois !
Pour le reste du thé au lait, j’en fais mon affaire. Ce n’est plus que de la gnognotte, à côté du reste ! Et le thé passe mes lèvres, glisse dans ma gorge, chaud et sucré, un breuvage royal ! Et cela, sans repasser le seuil, par un retour, brutal à l’envoyeur, comme c’est le cas, le plus souvent ! Opération thé réussie. Et de quatre !
C’est bien la première fois, depuis plusieurs semaines, que je déguste un repas, de cette manière.
C’est un plaisir, pour moi. Une nouveauté, cela aussi, la notion de plaisir, depuis mon accident vasculaire. Un tout petit plaisir, certes, mais qui compte malgré tout. Il est à la hauteur de la qualité de ma vie, en ce moment !
Essai transformé, et réussi, ce premier pas de résurrection ! Je passe à la seconde phase. Je vais aller prendre un bon bain, délassant.
Il est 7h30, Pauline dort encore, du sommeil du juste. Je redoutais un signe de Varech, qui pourrait réveiller mon amie. Mais non, il doit dormir dans sa chambre et m’ignorer royalement, pour me punir de mon attitude de la veille. C’est bien dans son style, cette bouderie silencieuse et dédaigneuse. Et cela arrange bien mes affaires.
La salle de bains est, en réalité, un salon de bains. Elle est spacieuse, très claire, grâce à une grande baie vitrée qui surplombe tout le côté où se situe la baignoire. Il y a un rocking-chair qui vous tend les bras, avant ou après le bain, des serviettes et des peignoirs moelleux à foison. Le luxe, en quelque sorte !
Je mets un produit moussant dans la baignoire, fais couler l’eau et me glisse dans ce délicieux univers aquatique. Le bain est à point, la mousse douce et apaisante, provenant de chez un grand parfumeur. Quel délassement après toutes les tortures que mon corps a subi. A part les enveloppements de boue d’algues, mon corps n’a pas éprouvé un moment de détente réelle depuis …trop longtemps ! Je savoure ce moment à sa juste valeur, lui aussi.
Une serviette chaude me sèche, provenant du porte-serviette chauffant. J’enfile un peignoir et m’assied dans le rocking, pour regarder le journal local, qui traine sur un petit meuble réservé aux journaux et magazines. Petit "canard" hebdomadaire, qui vous raconte tout sur tout, se passant dans les Côtes d’Armor. Dans ce journal, vous apprenez aussi bien que votre voisin vend du grillage à poules, que le détail du crime crapuleux perpétré, par un petit voyou, sur un couple de retraités, pour leur voler un porte-monnaie contenant 2 francs, ou le nom de la fille nouvelle-née du maire de Trifouillis les Oies !
C’est bon de flâner de la sorte, aussi confortablement installée ! Je me balance doucement en feuilletant l’actualité paysanne, villageoise ou maritime. Il s’en passe des choses, à Landerneau !
Je finis tout de même par mette un terme à ma paresse passagère. Les meilleurs moments ont une fin. Mais j’ai apprécié cet instant. Il faut croire qu’il en existe encore quelques-uns, pour moi, en dehors de mes problèmes d’apparence, qui me tourmentent au plus au point. Je refuse mon image actuelle et évite soigneusement toute rencontre avec un quelconque miroir !
J’ai une longue journée devant moi et le pire est à venir. Ce n’est pas la tâche à entreprendre, non cela je pense que j’en viendrai à bout, avec lenteur et patience, mais cela se fera. Le pire cela va être d’affronter Pauline. Elle va se mette en rage quand elle aura vent de mes projets. Elle n’a pas toujours bon caractère et la tempête, l’orage même, chez elle, peut toujours surgir en plein soleil.
Décidemment, cette Pauline est une station météo à elle toute seule, pensais-je, après avoir cogité ainsi !
J’ai pris de l’avance et, après un solide petit déjeuner, puis un bon bain, habillée de pied en cap, je l’attends de pied ferme, la Pauline. De pied ferme est peu être un peu exagéré, cela sent son Tartarin de Tarascon. Car le pied n’est pas ferme du tout et la jambe encore moins. Tout est encore "château branlant", dans ce corps qui revient peu à peu à la vie.
J’entends le bruit des pattes de mon chien, qui descend l’escalier du premier, suivi de près par le pas de Pauline.
Je ne vais pas affronter ma, parfois, irascible amie, tout de suite. Je vais attendre qu’elle ait pris sa collation matinale, fumé sa première "clope", pris son bain.
Chaque chose en son temps, un temps pour chaque chose. La matinée est superbe, le soleil est déjà au rendez-vous, pas un nuage en vue, dans le ciel, du moins !
Le chien se frotte à mes jambes, oubliant sa rancune et je le caresse machinalement.
- B’jour, déjà levée, me dit Pauline, l’œil glauque des petits matins, suivant un coucher tardif.
- Salut ma vieille, déjà levée et en pleine forme !
- Tu as déjeuné ?
- Oui Pauline, mais je reprendrai volontiers une tasse de thé avec toi.
Je sais qu’elle n’aime pas beaucoup la solitude et je tiens à lui faire ce plaisir de m’asseoir à la table du petit-déjeuner.
- Que dirais-tu de le prendre sur la terrasse, me dit mon amie ?
- Bonne idée, c’est le temps idéal.
- Cigarette au bec, Pauline achève de boire son café matinal, contrairement à ma pomme, qui préfère, nettement, le thé.
Elle a ouvert le quotidien de la veille et consulte le programme télé. Elle est une accro des feuilletons et aussi des télés-films.
Je n’ai pas eu le loisir de mettre la vaisselle dans la machine conçue, pourtant, à cet effet. Pauline a déjà tout porté dans l’évier et, en deux coups de cuillère à pot, escamoté la vaisselle. C’est son truc, le ménage et la vaisselle.
Elle part prendre son bain matinal, une cigarette vissée dans la bouche, clignotant de l’œil à cause de la fumée. Ah, ces clopeurs, quelle engeance !
Le temps est au beau fixe, chez Pauline. C’est une très, très, bonne nouvelle. Il s’agit d’en profiter, mais de manière astucieuse, en usant de diplomatie. Ruser, finasser et arriver par des détours infinis à faire ce que j’ai décidé de faire, sans qu’elle m’en fasse tout un "caca merdeux", comme elle dit parfois.
Mon amie Pauline est assez versatile et passe de la colère au rire, en un temps record.
Je l’ai retrouvée une fois -- venant passer le week-end chez sa mère, invitée par "chic fille" en personne -- assise en larmes dans sa chambre. Elle était à moitié à poil, et détruisait, méthodiquement, et systématiquement, un cadeau de son frère sous les coups vengeurs d’un petit marteau. Elle œuvra ainsi jusqu’à ce que ce cadeau fût réduit en miettes minuscules.
- Pauline, que fais-tu, tu es folle, m’exclamais-je horrifiée, devant ce désastre !
- Edouard a été horrible avec moi et je ne veux plus le voir ni entendre parler de lui.
Elle adorait, que dis-je, elle adulait son frère. Aussi le moment était grave et la dispute avait dû être assez saignante.
"L’Edouard" était un phénomène dans son genre, il ne faisait jamais que ce qui lui plaisait, et pas toujours à bon escient. Au grand dam de sa famille et de ses amis, parfois.
J’ai consolé Pauline, l’ai forcée à aller prendre une douche, pour se calmer, puis à se rhabiller.
Nous sommes descendues rejoindre sa mère dans la pièce commune. Son frère était sorti, immédiatement après la scène qui les avait opposés. Cela pour courir à la rencontre d’une des nombreuses "poulettes" de sa basse-cour de coq manceau !
La mère de Pauline nous servit un dessert dont elle a le secret, accompagné d’un délicieux breuvage alcoolisé, de sa fabrication. Dans les deux minutes qui suivaient, Pauline riait aux éclats en me narrant les dernières frasques de son frère dans les salons de la province.
- Toutes les filles, il les a toutes. C’est un vrai Donjuan. Aucune ne lui résiste bien longtemps.
Et Pauline s’enorgueillissait des succès de son héros, sous l’œil à la fois gêné et fier de "chic fille".
Elle fermait les yeux, avec indulgence, sur les excès de son aîné. Car cela l’amusait autant que Pauline.
Forte de mon expérience dans la connaissance du caractère de Pauline, il me faudrait user de toute ma stratégie, et de la meilleure, pour convaincre Pauline du bien-fondé de mes projets.
Franck devait passer la prendre dans la matinée pour l’emmener chez le teinturier, dans la ville voisine. Je voulais partir avec eux pour qu’ils me déposent aux Trois Clefs.
Je voulais arranger la maison pour l’arrivée de ma mère, afin qu’elle soit accueillante et un minimum confortable, si sommaire soit-elle.
J’étais sur des charbons ardents, ne sachant trop si je devais en parler avant ou après l’arrivée de Franck.
Je préférais attendre, me disant que sa présence tempérerait les excès linguistiques de Pauline. Elle peut être aussi aristocrate que charretière et son franc-parler est célèbre parmi nos amis. Elle est excessivement drôle et spirituelle, le plus souvent, dans son langage aussi raide qu’imagé, mais parfois aussi, elle dépasse un peu les bornes et je n’aime pas servir de cible à ces débordements.
Franck arriva, tout pomponné. Le parfait portrait du vieux garçon, célibataire, complaisant et toujours partant pour vous conduire à un endroit ou à un autre.
- Je vous accompagne, vous me déposerez aux Trois Clefs. Il faut que je voie ce que l’entrepreneur à fait, avant l’arrivée de maman.
- Il n’en est pas question, tu restes ici. Tu sors d’en prendre, tu en redemandes ? Tu es c. comme une forêt de b. ou quoi ?
Ça y est j’y ai eu droit, à l’insulte suprême. Je m’y attendais un peu, pour être honnête.
- Je fais ce qui me plaît, je suis adulte et vaccinée, vous me descendez, sinon j’y vais à pied.
Franck hésite, mais Pauline l’entraîne dans son sillage en me claquant la porte de la terrasse au nez.
Très bien, puisqu’elle le prend ainsi, je sais ce qui me reste à faire.
Et, après avoir enfermé le chien dans le living, j’entreprends la périlleuse descente du jardin, puis de la côte.
Périlleuse est bien le mot. Pour le jardin, ce n’est pas une mince affaire, mais il y a toujours quelque chose qui peut me servir d’appui. Je le traverse, descends l’escalier et me retrouve dans la rue, sur l’étroit trottoir.
Pour la côte, il va me falloir traverser la rue à un moment ou à un autre, car le trottoir disparait dans quelque mètres, de ce côté.
Je ne réfléchis pas et je me lance, en équilibre instable, ayant pris bien soin de regarder s’il n’y avait aucune voiture arrivant vers moi, de part et d’autre de la rue.
Je n’ai pas encore compris comment j’ai réussi à traverser, à accomplir cet exploit, juste avant l’amorce de la pente la plus raide. Je suis étourdie, la tête me tourne et je dois me cramponner aux murs pour ne pas tomber. Je crois avoir accompli le plus dur, mais je me trompe. Traverser est une chose, mais descendre une côte aussi raide en est une autre, vu mon état fragile. L’ascension de l’Everest n’a pas pu être pire que ma descente de la côte de Landal, ce jour là !
Je m’agrippais à toutes les saillies, toutes les portes, toutes les clôtures. Je progressais comme un ver de terre, me tortillant d’un point d’appui à un autre, jambes chancelantes, trébuchant sur le moindre caillou. Je devais avoir l’air d’une femme ivre et les passants me dévisageaient méchamment. Je m’étais fourré un foulard sur la tête pour me cacher le plus possible aux regards inquisiteurs des gens du coin.
J’ai mis des heures à atteindre ma maison. J’ai cru m’effondrer à terre, bien des fois avant d’y parvenir. Enfin la clef est dans la serrure et je me retrouve à l’intérieur. Je m’effondre d’un bloc sur le divan qui se retrouve miraculeusement sous moi, comme pour me recueillir, dans cette pièce encombrée de meubles.
J’ai dû avoir un malaise, car je ne retrouve mes esprits qu’au bout d’un petit moment, seulement.
Je suis saine et sauve, mais j’ai pris des risques. Je sais que Pauline ne voulait que mon bien et je comprends sa tentative de refus. Mais je lui en veux, car me connaissant comme elle me connaissait, elle savait que je tiendrais parole et descendrais à pied si Franck et elles refusaient de me déposer. Alors, son conseil ne m’ayant pas convaincue, perdu pour perdu, autant m’éviter la peine du trajet. Et, surtout, le risque que cela représentait pour moi !
J’ai été à la limite de l’évanouissement. Il s’en est fallu de peu que je ne perde connaissance et m’écroule de tout mon long, par terre.
Je retrouve mes esprits peu à peu. Je sais qu’il y a quelques réserves dans la cuisine et je me prépare un thé chaud et très sucré, pour me réconforter et me donner le temps de remettre de ma pénible épreuve. Car j’avais eu "chaud", il me fallait bien l’admettre, aussi pénible que cela me paraisse, de reconnaître mon erreur de jugement. Je n’étais pas assez remise, pour entreprendre la tâche que je m’étais dévolue. Ce que j’avais espéré faire était au-dessus de mes forces.
J’ai donné rendez-vous à la femme de ménage qui vient m’aider, pour les gros travaux. Je l’attends, allongée sur mon lit.
Quand elle arrive, je vois ses yeux se détourner de moi, avec gêne.
- Désolée de vous infliger un tel spectacle, madame Madec, je ne suis pas belle à voir !
Elle rougit un peu, ennuyée d’avoir laissé paraître son saisissement, à ma vue et ne répond rien.
Je lui donne mes directives et lui explique ce que je désire faire, exactement, en prévision de l’arrivée de ma mère.
J’essaye de l’aider, mais cette brave femme me le déconseille. Sans doute se rend-elle compte à quel point je me sens faible.
Elle est efficace, une vraie tornade blanche et les choses reprennent leur place, peu à peu.
L’ouverture a été faite entre les deux maisons, et ma sœur a dû passer, car les murs et la fenêtre de la maison de ma mère ont été, sommairement, badigeonnés de blanc. Et la moquette, vert amande, -- que j’avais achetée quelque temps auparavant -- posée.
Nous pouvons donc y placer les meubles, les lampes et les bibelots de sa chambre.
Madame Madec s’active, mais je dois l’aider pour le lit. Elle tirant, moi poussant, nous arrivons à lui faire traverser les maisons et à l’installer à la bonne place.
Cet exercice m’a épuisée et je retourne m’allonger.
A la fin de la journée, tout a repris bonne figure. Ma mère peut arriver, elle sera bien logée, du moins suffisamment confortablement, pour l’été.
La femme de ménage, effrayée par ma pâleur, me propose de m’aider à remonter la côte, en me donnant le bras. Ce que, bien sûr, j’accepte avec empressement. Ce d’autant plus qu’il va me falloir bientôt, affronter le "fauve" !
En arrivant enfin à bon port, je suis totalement épuisée et madame Madec me conduit jusqu’à mon lit, en me tenant serrée contre elle, pour m’éviter de tomber.
Pauline, Varech sur les talons, surgit, folle de rage et me fait de violents reproches, amplement mérités, d’ailleurs, je le concède.
- Tu es complètement piquée ! Qu’est-ce qui t’as pris ? Tu cherches à te suicider, ou quoi ?
Partir à pied, seule, était une folie et je m’en rends compte, car je le paye, maintenant, par des étourdissements. Et les hurlements de Pauline n’arrangent rien.
Madame Madec sort discrètement en me laissant, lâchement, seule pour affronter la colère de mon amie.
Pauline se calme en voyant combien je suis mal en point. Elle est assez punie comme cela, pas la peine d’en rajouter, doit-elle penser !
Je reste couchée jusqu’au dîner que Pauline a préparé devant un feu de bois, qui pétille gaiement. Nous dînons en tête à tête, silencieusement. Varech est couché à nos pieds
Carole, la femme de notre ami dentiste, passe prendre le dessert avec nous. Pauline lui apprend mon équipée et elle me gourmande pour mon imprudence :
-Pauline a raison, tu es vraiment folle de prendre de tels risques, tu aurais pu tomber dans la rue, te blesser ou te casser quelque chose ! Tu tiens à peine debout. Ce que tu as fait est stupide !
Je baisse la tête, mais ne dis rien. Elle est dans le vrai, mais je me serais fait tuer sur place plutôt que de l’admettre de vive voix.
Le dîner fini, je pars me coucher sans demander mon reste, car je ne tiens plus sur tes jambes. Je laisse mes deux amies papoter entre elles, devinant que je ferai les frais de la conversation.
La nuit est difficile, j’ai très mal à la tête, au dos, aux jambes. Les cachets ne me fournissent qu’un bref apaisement. Je subis le contrecoup de cette expédition, qui a été une rude épreuve, pour moi. C’est le prix à payer pour mon escapade.
Je trouve du jambon, que je coupe en petits morceaux, extrêmement fins et de la soupe de potiron en boîte, que je réchauffe doucement. Je mets le jambon dans le potage et le mélange dans un bol. Je m’installe sur un coin de la table de la cuisine et m’assieds sur un des bancs.
Opération potage réussie, je ne me suis étranglée qu’une ou deux fois et ai très peu arrosé mon pyjama. Et d’un !
Cela, c’était pour le dîner manqué de la veille au soir. Maintenant, attaquons le petit déjeuner. Une grande tasse de thé au lait, des biscottes, un œuf à la coque (il y en avait de tout frais).
Je laisse les biscottes se ramollir dans le thé, juste ce qu’il faut, sinon plouf, elles tombent dans le fond de la tasse et ce n’est plus du thé, mais de la bouillie, que je vais boire. J’ai l’habitude de faire cela, ce fut le jeu de mon enfance, avec mes frères et sœurs. La biscotte ni trop molle ni trop dure, juste un peu attendrie, et fondant délicieusement, dans la bouche. Nous faisions des concours et celui dont la tasse contenait le plus de résidus de biscotte avait perdu. J’étais passée maître dans cet art. Le souvenir aidant, je m’en sortis avec les honneurs de la guerre.
Opération biscotte, réussie. Ma tasse contient encore assez de volume liquide pour ressembler plus à du thé qu’à une purée biscotée. Et de deux !
Reste l’œuf à la coque. Il est juste comme je l’aime, blanc bien pris et jaune crémeux. Je choisis une très petite cuillère, pour avoir de la marge de manœuvre entre les aliments et leur support, si je veux que le tout pénètre dans ma bouche sans se renverser partout, autour de moi. Première chose, prévenir la fausse route. Une petite gorgée de thé, déglutir précautionneusement, puis première tentative de dégustation. Cela marche, on continue sur cette lancée.
Opération œuf à la coque réussie, il n’y a pas plus de relief d’œuf à l’extérieur qu’à l’intérieur. Et de trois !
Pour le reste du thé au lait, j’en fais mon affaire. Ce n’est plus que de la gnognotte, à côté du reste ! Et le thé passe mes lèvres, glisse dans ma gorge, chaud et sucré, un breuvage royal ! Et cela, sans repasser le seuil, par un retour, brutal à l’envoyeur, comme c’est le cas, le plus souvent ! Opération thé réussie. Et de quatre !
C’est bien la première fois, depuis plusieurs semaines, que je déguste un repas, de cette manière.
C’est un plaisir, pour moi. Une nouveauté, cela aussi, la notion de plaisir, depuis mon accident vasculaire. Un tout petit plaisir, certes, mais qui compte malgré tout. Il est à la hauteur de la qualité de ma vie, en ce moment !
Essai transformé, et réussi, ce premier pas de résurrection ! Je passe à la seconde phase. Je vais aller prendre un bon bain, délassant.
Il est 7h30, Pauline dort encore, du sommeil du juste. Je redoutais un signe de Varech, qui pourrait réveiller mon amie. Mais non, il doit dormir dans sa chambre et m’ignorer royalement, pour me punir de mon attitude de la veille. C’est bien dans son style, cette bouderie silencieuse et dédaigneuse. Et cela arrange bien mes affaires.
La salle de bains est, en réalité, un salon de bains. Elle est spacieuse, très claire, grâce à une grande baie vitrée qui surplombe tout le côté où se situe la baignoire. Il y a un rocking-chair qui vous tend les bras, avant ou après le bain, des serviettes et des peignoirs moelleux à foison. Le luxe, en quelque sorte !
Je mets un produit moussant dans la baignoire, fais couler l’eau et me glisse dans ce délicieux univers aquatique. Le bain est à point, la mousse douce et apaisante, provenant de chez un grand parfumeur. Quel délassement après toutes les tortures que mon corps a subi. A part les enveloppements de boue d’algues, mon corps n’a pas éprouvé un moment de détente réelle depuis …trop longtemps ! Je savoure ce moment à sa juste valeur, lui aussi.
Une serviette chaude me sèche, provenant du porte-serviette chauffant. J’enfile un peignoir et m’assied dans le rocking, pour regarder le journal local, qui traine sur un petit meuble réservé aux journaux et magazines. Petit "canard" hebdomadaire, qui vous raconte tout sur tout, se passant dans les Côtes d’Armor. Dans ce journal, vous apprenez aussi bien que votre voisin vend du grillage à poules, que le détail du crime crapuleux perpétré, par un petit voyou, sur un couple de retraités, pour leur voler un porte-monnaie contenant 2 francs, ou le nom de la fille nouvelle-née du maire de Trifouillis les Oies !
C’est bon de flâner de la sorte, aussi confortablement installée ! Je me balance doucement en feuilletant l’actualité paysanne, villageoise ou maritime. Il s’en passe des choses, à Landerneau !
Je finis tout de même par mette un terme à ma paresse passagère. Les meilleurs moments ont une fin. Mais j’ai apprécié cet instant. Il faut croire qu’il en existe encore quelques-uns, pour moi, en dehors de mes problèmes d’apparence, qui me tourmentent au plus au point. Je refuse mon image actuelle et évite soigneusement toute rencontre avec un quelconque miroir !
J’ai une longue journée devant moi et le pire est à venir. Ce n’est pas la tâche à entreprendre, non cela je pense que j’en viendrai à bout, avec lenteur et patience, mais cela se fera. Le pire cela va être d’affronter Pauline. Elle va se mette en rage quand elle aura vent de mes projets. Elle n’a pas toujours bon caractère et la tempête, l’orage même, chez elle, peut toujours surgir en plein soleil.
Décidemment, cette Pauline est une station météo à elle toute seule, pensais-je, après avoir cogité ainsi !
J’ai pris de l’avance et, après un solide petit déjeuner, puis un bon bain, habillée de pied en cap, je l’attends de pied ferme, la Pauline. De pied ferme est peu être un peu exagéré, cela sent son Tartarin de Tarascon. Car le pied n’est pas ferme du tout et la jambe encore moins. Tout est encore "château branlant", dans ce corps qui revient peu à peu à la vie.
J’entends le bruit des pattes de mon chien, qui descend l’escalier du premier, suivi de près par le pas de Pauline.
Je ne vais pas affronter ma, parfois, irascible amie, tout de suite. Je vais attendre qu’elle ait pris sa collation matinale, fumé sa première "clope", pris son bain.
Chaque chose en son temps, un temps pour chaque chose. La matinée est superbe, le soleil est déjà au rendez-vous, pas un nuage en vue, dans le ciel, du moins !
Le chien se frotte à mes jambes, oubliant sa rancune et je le caresse machinalement.
- B’jour, déjà levée, me dit Pauline, l’œil glauque des petits matins, suivant un coucher tardif.
- Salut ma vieille, déjà levée et en pleine forme !
- Tu as déjeuné ?
- Oui Pauline, mais je reprendrai volontiers une tasse de thé avec toi.
Je sais qu’elle n’aime pas beaucoup la solitude et je tiens à lui faire ce plaisir de m’asseoir à la table du petit-déjeuner.
- Que dirais-tu de le prendre sur la terrasse, me dit mon amie ?
- Bonne idée, c’est le temps idéal.
- Cigarette au bec, Pauline achève de boire son café matinal, contrairement à ma pomme, qui préfère, nettement, le thé.
Elle a ouvert le quotidien de la veille et consulte le programme télé. Elle est une accro des feuilletons et aussi des télés-films.
Je n’ai pas eu le loisir de mettre la vaisselle dans la machine conçue, pourtant, à cet effet. Pauline a déjà tout porté dans l’évier et, en deux coups de cuillère à pot, escamoté la vaisselle. C’est son truc, le ménage et la vaisselle.
Elle part prendre son bain matinal, une cigarette vissée dans la bouche, clignotant de l’œil à cause de la fumée. Ah, ces clopeurs, quelle engeance !
Le temps est au beau fixe, chez Pauline. C’est une très, très, bonne nouvelle. Il s’agit d’en profiter, mais de manière astucieuse, en usant de diplomatie. Ruser, finasser et arriver par des détours infinis à faire ce que j’ai décidé de faire, sans qu’elle m’en fasse tout un "caca merdeux", comme elle dit parfois.
Mon amie Pauline est assez versatile et passe de la colère au rire, en un temps record.
Je l’ai retrouvée une fois -- venant passer le week-end chez sa mère, invitée par "chic fille" en personne -- assise en larmes dans sa chambre. Elle était à moitié à poil, et détruisait, méthodiquement, et systématiquement, un cadeau de son frère sous les coups vengeurs d’un petit marteau. Elle œuvra ainsi jusqu’à ce que ce cadeau fût réduit en miettes minuscules.
- Pauline, que fais-tu, tu es folle, m’exclamais-je horrifiée, devant ce désastre !
- Edouard a été horrible avec moi et je ne veux plus le voir ni entendre parler de lui.
Elle adorait, que dis-je, elle adulait son frère. Aussi le moment était grave et la dispute avait dû être assez saignante.
"L’Edouard" était un phénomène dans son genre, il ne faisait jamais que ce qui lui plaisait, et pas toujours à bon escient. Au grand dam de sa famille et de ses amis, parfois.
J’ai consolé Pauline, l’ai forcée à aller prendre une douche, pour se calmer, puis à se rhabiller.
Nous sommes descendues rejoindre sa mère dans la pièce commune. Son frère était sorti, immédiatement après la scène qui les avait opposés. Cela pour courir à la rencontre d’une des nombreuses "poulettes" de sa basse-cour de coq manceau !
La mère de Pauline nous servit un dessert dont elle a le secret, accompagné d’un délicieux breuvage alcoolisé, de sa fabrication. Dans les deux minutes qui suivaient, Pauline riait aux éclats en me narrant les dernières frasques de son frère dans les salons de la province.
- Toutes les filles, il les a toutes. C’est un vrai Donjuan. Aucune ne lui résiste bien longtemps.
Et Pauline s’enorgueillissait des succès de son héros, sous l’œil à la fois gêné et fier de "chic fille".
Elle fermait les yeux, avec indulgence, sur les excès de son aîné. Car cela l’amusait autant que Pauline.
Forte de mon expérience dans la connaissance du caractère de Pauline, il me faudrait user de toute ma stratégie, et de la meilleure, pour convaincre Pauline du bien-fondé de mes projets.
Franck devait passer la prendre dans la matinée pour l’emmener chez le teinturier, dans la ville voisine. Je voulais partir avec eux pour qu’ils me déposent aux Trois Clefs.
Je voulais arranger la maison pour l’arrivée de ma mère, afin qu’elle soit accueillante et un minimum confortable, si sommaire soit-elle.
J’étais sur des charbons ardents, ne sachant trop si je devais en parler avant ou après l’arrivée de Franck.
Je préférais attendre, me disant que sa présence tempérerait les excès linguistiques de Pauline. Elle peut être aussi aristocrate que charretière et son franc-parler est célèbre parmi nos amis. Elle est excessivement drôle et spirituelle, le plus souvent, dans son langage aussi raide qu’imagé, mais parfois aussi, elle dépasse un peu les bornes et je n’aime pas servir de cible à ces débordements.
Franck arriva, tout pomponné. Le parfait portrait du vieux garçon, célibataire, complaisant et toujours partant pour vous conduire à un endroit ou à un autre.
- Je vous accompagne, vous me déposerez aux Trois Clefs. Il faut que je voie ce que l’entrepreneur à fait, avant l’arrivée de maman.
- Il n’en est pas question, tu restes ici. Tu sors d’en prendre, tu en redemandes ? Tu es c. comme une forêt de b. ou quoi ?
Ça y est j’y ai eu droit, à l’insulte suprême. Je m’y attendais un peu, pour être honnête.
- Je fais ce qui me plaît, je suis adulte et vaccinée, vous me descendez, sinon j’y vais à pied.
Franck hésite, mais Pauline l’entraîne dans son sillage en me claquant la porte de la terrasse au nez.
Très bien, puisqu’elle le prend ainsi, je sais ce qui me reste à faire.
Et, après avoir enfermé le chien dans le living, j’entreprends la périlleuse descente du jardin, puis de la côte.
Périlleuse est bien le mot. Pour le jardin, ce n’est pas une mince affaire, mais il y a toujours quelque chose qui peut me servir d’appui. Je le traverse, descends l’escalier et me retrouve dans la rue, sur l’étroit trottoir.
Pour la côte, il va me falloir traverser la rue à un moment ou à un autre, car le trottoir disparait dans quelque mètres, de ce côté.
Je ne réfléchis pas et je me lance, en équilibre instable, ayant pris bien soin de regarder s’il n’y avait aucune voiture arrivant vers moi, de part et d’autre de la rue.
Je n’ai pas encore compris comment j’ai réussi à traverser, à accomplir cet exploit, juste avant l’amorce de la pente la plus raide. Je suis étourdie, la tête me tourne et je dois me cramponner aux murs pour ne pas tomber. Je crois avoir accompli le plus dur, mais je me trompe. Traverser est une chose, mais descendre une côte aussi raide en est une autre, vu mon état fragile. L’ascension de l’Everest n’a pas pu être pire que ma descente de la côte de Landal, ce jour là !
Je m’agrippais à toutes les saillies, toutes les portes, toutes les clôtures. Je progressais comme un ver de terre, me tortillant d’un point d’appui à un autre, jambes chancelantes, trébuchant sur le moindre caillou. Je devais avoir l’air d’une femme ivre et les passants me dévisageaient méchamment. Je m’étais fourré un foulard sur la tête pour me cacher le plus possible aux regards inquisiteurs des gens du coin.
J’ai mis des heures à atteindre ma maison. J’ai cru m’effondrer à terre, bien des fois avant d’y parvenir. Enfin la clef est dans la serrure et je me retrouve à l’intérieur. Je m’effondre d’un bloc sur le divan qui se retrouve miraculeusement sous moi, comme pour me recueillir, dans cette pièce encombrée de meubles.
J’ai dû avoir un malaise, car je ne retrouve mes esprits qu’au bout d’un petit moment, seulement.
Je suis saine et sauve, mais j’ai pris des risques. Je sais que Pauline ne voulait que mon bien et je comprends sa tentative de refus. Mais je lui en veux, car me connaissant comme elle me connaissait, elle savait que je tiendrais parole et descendrais à pied si Franck et elles refusaient de me déposer. Alors, son conseil ne m’ayant pas convaincue, perdu pour perdu, autant m’éviter la peine du trajet. Et, surtout, le risque que cela représentait pour moi !
J’ai été à la limite de l’évanouissement. Il s’en est fallu de peu que je ne perde connaissance et m’écroule de tout mon long, par terre.
Je retrouve mes esprits peu à peu. Je sais qu’il y a quelques réserves dans la cuisine et je me prépare un thé chaud et très sucré, pour me réconforter et me donner le temps de remettre de ma pénible épreuve. Car j’avais eu "chaud", il me fallait bien l’admettre, aussi pénible que cela me paraisse, de reconnaître mon erreur de jugement. Je n’étais pas assez remise, pour entreprendre la tâche que je m’étais dévolue. Ce que j’avais espéré faire était au-dessus de mes forces.
J’ai donné rendez-vous à la femme de ménage qui vient m’aider, pour les gros travaux. Je l’attends, allongée sur mon lit.
Quand elle arrive, je vois ses yeux se détourner de moi, avec gêne.
- Désolée de vous infliger un tel spectacle, madame Madec, je ne suis pas belle à voir !
Elle rougit un peu, ennuyée d’avoir laissé paraître son saisissement, à ma vue et ne répond rien.
Je lui donne mes directives et lui explique ce que je désire faire, exactement, en prévision de l’arrivée de ma mère.
J’essaye de l’aider, mais cette brave femme me le déconseille. Sans doute se rend-elle compte à quel point je me sens faible.
Elle est efficace, une vraie tornade blanche et les choses reprennent leur place, peu à peu.
L’ouverture a été faite entre les deux maisons, et ma sœur a dû passer, car les murs et la fenêtre de la maison de ma mère ont été, sommairement, badigeonnés de blanc. Et la moquette, vert amande, -- que j’avais achetée quelque temps auparavant -- posée.
Nous pouvons donc y placer les meubles, les lampes et les bibelots de sa chambre.
Madame Madec s’active, mais je dois l’aider pour le lit. Elle tirant, moi poussant, nous arrivons à lui faire traverser les maisons et à l’installer à la bonne place.
Cet exercice m’a épuisée et je retourne m’allonger.
A la fin de la journée, tout a repris bonne figure. Ma mère peut arriver, elle sera bien logée, du moins suffisamment confortablement, pour l’été.
La femme de ménage, effrayée par ma pâleur, me propose de m’aider à remonter la côte, en me donnant le bras. Ce que, bien sûr, j’accepte avec empressement. Ce d’autant plus qu’il va me falloir bientôt, affronter le "fauve" !
En arrivant enfin à bon port, je suis totalement épuisée et madame Madec me conduit jusqu’à mon lit, en me tenant serrée contre elle, pour m’éviter de tomber.
Pauline, Varech sur les talons, surgit, folle de rage et me fait de violents reproches, amplement mérités, d’ailleurs, je le concède.
- Tu es complètement piquée ! Qu’est-ce qui t’as pris ? Tu cherches à te suicider, ou quoi ?
Partir à pied, seule, était une folie et je m’en rends compte, car je le paye, maintenant, par des étourdissements. Et les hurlements de Pauline n’arrangent rien.
Madame Madec sort discrètement en me laissant, lâchement, seule pour affronter la colère de mon amie.
Pauline se calme en voyant combien je suis mal en point. Elle est assez punie comme cela, pas la peine d’en rajouter, doit-elle penser !
Je reste couchée jusqu’au dîner que Pauline a préparé devant un feu de bois, qui pétille gaiement. Nous dînons en tête à tête, silencieusement. Varech est couché à nos pieds
Carole, la femme de notre ami dentiste, passe prendre le dessert avec nous. Pauline lui apprend mon équipée et elle me gourmande pour mon imprudence :
-Pauline a raison, tu es vraiment folle de prendre de tels risques, tu aurais pu tomber dans la rue, te blesser ou te casser quelque chose ! Tu tiens à peine debout. Ce que tu as fait est stupide !
Je baisse la tête, mais ne dis rien. Elle est dans le vrai, mais je me serais fait tuer sur place plutôt que de l’admettre de vive voix.
Le dîner fini, je pars me coucher sans demander mon reste, car je ne tiens plus sur tes jambes. Je laisse mes deux amies papoter entre elles, devinant que je ferai les frais de la conversation.
La nuit est difficile, j’ai très mal à la tête, au dos, aux jambes. Les cachets ne me fournissent qu’un bref apaisement. Je subis le contrecoup de cette expédition, qui a été une rude épreuve, pour moi. C’est le prix à payer pour mon escapade.
lundi 5 avril 2010
D'une vie à l'autre ou rupture...- Chap VIII (extraits)
Je suis transférée dans un centre de rééducation et de réadaptation fonctionnelle, à Trével. C’est mon choix, j’ai opté pour celui-là plutôt que pour un autre, plus sélect, par proximité de l’endroit où j’ai des amis. Il est réputé pour la qualité de ses soins, quand celui que j’ai refusé, l’est, en plus, pour la qualité de sa clientèle.
Et, Pauline, pour ce que j’en sais, est toujours dans la maison de mes amis, à Saint-Guirec. Ils le lui avaient proposé et elle avait accepté, sans hésiter. Ce que je pouvais concevoir sans peine. Il faisait beau, elle était au chômage, elle connaissait la plupart de mes amis. Pourquoi serait-elle rentrée à Paris, dans ces conditions !
Autant le transport vers l’hôpital avant mon opération est toujours aussi vivant dans ma mémoire, autant celui vers Trével est inexistant. Vagues images d’une arrivée dans la cour d’entrée, portée, comme un bébé, des bras de l’ambulancier à ceux d’un infirmier. Je ne devais plus peser bien lourd, je refusais de m’alimenter. Puis dépose dans un fauteuil roulant, couloirs interminables. Entrée dans une chambre. Couchée dans un lit.
Le dîner est servi. Il doit être dix sept heures, à peine. On m’assied, tant bien que mal, calée par des oreillers. Table de malade, plateau avec ce qui me semble être de la soupe, ma vue est proche de celle d’une aveugle, je ne distingue toujours que de vagues formes et ombres, plus ou moins claires, plus ou moins foncées.
Je prends la cuiller à soupe d’une main malhabile et tente -- après avoir saisi une cuillérée d’un liquide à peine chaud -- de porter le tout à ma bouche. Mon souci est de la trouver, car elle n’est plus à sa place. Du moins plus à celle dont j’ai le souvenir, au milieu du visage, sous le nez. J’y parviens, enfin, après quelques tentatives infructueuses. Mais là, impossible de faire pénétrer la cuillère, dans cet orifice pourtant conçu pour cela, entre autres ! Ça bloque à l’entrée !
Le liquide -- à la suite de la tentavive, loupée, de faire entrer la cuiller dans la bouche, à travers les lèvres -- dégouline le long de ma chemise de malade. Je sens mon vêtement s’humidifier, au fur à mesure des tentatives renouvelées et toujours aussi inutiles.
Des larmes jaillissent que je ne puis empêcher, se mêlant à la salive et au potage et se répandant sur le plastron de mon vêtement de nuit. Je dois être répugnante à voir. C’est l’idée qui me vient à l’esprit immédiatement et je me félicite d’être seule dans la chambre.
- Ne pleurez-pas mon petit, la soupe est déjà assez froide comme cela ! Prononce une voix compatissante, à côté de moi.
De saisissement, je laisse tomber la cuiller, qui atterrit, loi de la gravitation et malchance obligeant, directement dans l’assiette de potage.
Eclaboussures immédiates. Chacun en prend pour son grade, le lit, moi. Pas de quartier pour les maladroites !
J’ai une voisine de chambre, invisible mais bien présente.
Pauvre femme, quel spectacle elle a sous les yeux. Sa voisine est un monstre, bavant qui plus est. J’ai tellement honte que je n’ose pas répondre, sur l’instant. Pourtant la voix est gentille et l’intention est bonne.
Je crois que ma voisine a compris mon désarroi et elle ne dit plus un mot. Juste un :
- Bonsoir mon petit, à l’extinction des feux.
..........................................................
Je souffrais de ne pouvoir voir la mer, sur laquelle donnaient les baies de notre chambre, au dire de ma voisine. Ma vue était au plus bas. Un infirmier me proposa, un après-midi, de m’emmener au-dehors, sur la terrasse.
- Mais je ne verrai pas la mer, à quoi bon ?
- Mais vous la sentirez !
- Mais ce sera pire encore, lui dis-je, avec désespoir. Je la saurai là, tout près de moi et je me sentirai impuissante, trop loin pour la toucher et trop aveugle pour la voir !
- Mais vous aurez l’odeur de l’iode qui viendra vous chatouiller les narines, vous sentirez les rayons du soleil vous caresser la peau et le souffle du vent vous caresser les cheveux.
Un infirmier poète. De "mais" en "mais", positifs de sa part, négatifs de la mienne, j’ai accepté son offre. J’étais à bout d’arguments et lui, aussi, peut-être !
Nous sommes sortis, l’infirmier me poussant dans une étroite chaise roulante. Il avait raison, au tiers. D’odeur, que nenni, mon odorat avait disparu, de sensations procurées par le soleil, mon visage était apparemment insensible, au chaud comme au froid, mais pour le vent dans les cheveux… ça l’aurait fait… s’il y en avait eu ce jour là. Il me restait encore des cheveux sur une partie de la tête ! Alors, va pour le vent, j’aurais pu ressentir, au moins, ce plaisir !Je suis transférée dans un centre de rééducation et de réadaptation
Et, Pauline, pour ce que j’en sais, est toujours dans la maison de mes amis, à Saint-Guirec. Ils le lui avaient proposé et elle avait accepté, sans hésiter. Ce que je pouvais concevoir sans peine. Il faisait beau, elle était au chômage, elle connaissait la plupart de mes amis. Pourquoi serait-elle rentrée à Paris, dans ces conditions !
Autant le transport vers l’hôpital avant mon opération est toujours aussi vivant dans ma mémoire, autant celui vers Trével est inexistant. Vagues images d’une arrivée dans la cour d’entrée, portée, comme un bébé, des bras de l’ambulancier à ceux d’un infirmier. Je ne devais plus peser bien lourd, je refusais de m’alimenter. Puis dépose dans un fauteuil roulant, couloirs interminables. Entrée dans une chambre. Couchée dans un lit.
Le dîner est servi. Il doit être dix sept heures, à peine. On m’assied, tant bien que mal, calée par des oreillers. Table de malade, plateau avec ce qui me semble être de la soupe, ma vue est proche de celle d’une aveugle, je ne distingue toujours que de vagues formes et ombres, plus ou moins claires, plus ou moins foncées.
Je prends la cuiller à soupe d’une main malhabile et tente -- après avoir saisi une cuillérée d’un liquide à peine chaud -- de porter le tout à ma bouche. Mon souci est de la trouver, car elle n’est plus à sa place. Du moins plus à celle dont j’ai le souvenir, au milieu du visage, sous le nez. J’y parviens, enfin, après quelques tentatives infructueuses. Mais là, impossible de faire pénétrer la cuillère, dans cet orifice pourtant conçu pour cela, entre autres ! Ça bloque à l’entrée !
Le liquide -- à la suite de la tentavive, loupée, de faire entrer la cuiller dans la bouche, à travers les lèvres -- dégouline le long de ma chemise de malade. Je sens mon vêtement s’humidifier, au fur à mesure des tentatives renouvelées et toujours aussi inutiles.
Des larmes jaillissent que je ne puis empêcher, se mêlant à la salive et au potage et se répandant sur le plastron de mon vêtement de nuit. Je dois être répugnante à voir. C’est l’idée qui me vient à l’esprit immédiatement et je me félicite d’être seule dans la chambre.
- Ne pleurez-pas mon petit, la soupe est déjà assez froide comme cela ! Prononce une voix compatissante, à côté de moi.
De saisissement, je laisse tomber la cuiller, qui atterrit, loi de la gravitation et malchance obligeant, directement dans l’assiette de potage.
Eclaboussures immédiates. Chacun en prend pour son grade, le lit, moi. Pas de quartier pour les maladroites !
J’ai une voisine de chambre, invisible mais bien présente.
Pauvre femme, quel spectacle elle a sous les yeux. Sa voisine est un monstre, bavant qui plus est. J’ai tellement honte que je n’ose pas répondre, sur l’instant. Pourtant la voix est gentille et l’intention est bonne.
Je crois que ma voisine a compris mon désarroi et elle ne dit plus un mot. Juste un :
- Bonsoir mon petit, à l’extinction des feux.
..........................................................
Je souffrais de ne pouvoir voir la mer, sur laquelle donnaient les baies de notre chambre, au dire de ma voisine. Ma vue était au plus bas. Un infirmier me proposa, un après-midi, de m’emmener au-dehors, sur la terrasse.
- Mais je ne verrai pas la mer, à quoi bon ?
- Mais vous la sentirez !
- Mais ce sera pire encore, lui dis-je, avec désespoir. Je la saurai là, tout près de moi et je me sentirai impuissante, trop loin pour la toucher et trop aveugle pour la voir !
- Mais vous aurez l’odeur de l’iode qui viendra vous chatouiller les narines, vous sentirez les rayons du soleil vous caresser la peau et le souffle du vent vous caresser les cheveux.
Un infirmier poète. De "mais" en "mais", positifs de sa part, négatifs de la mienne, j’ai accepté son offre. J’étais à bout d’arguments et lui, aussi, peut-être !
Nous sommes sortis, l’infirmier me poussant dans une étroite chaise roulante. Il avait raison, au tiers. D’odeur, que nenni, mon odorat avait disparu, de sensations procurées par le soleil, mon visage était apparemment insensible, au chaud comme au froid, mais pour le vent dans les cheveux… ça l’aurait fait… s’il y en avait eu ce jour là. Il me restait encore des cheveux sur une partie de la tête ! Alors, va pour le vent, j’aurais pu ressentir, au moins, ce plaisir !Je suis transférée dans un centre de rééducation et de réadaptation
mercredi 8 juillet 2009
D'une vie à l'autre ou rupture...- Chap VII –
Chapitre VII –
Nous arrivons à Vennes. Service des urgences. Prise en charge immédiate. J’étais "un cas" ! Scanner à nouveau et …"artériographie" ! Une vraie partie de plaisir. On réalise une ponction de l'aine, à l'aide d'une aiguille et on y glisse un fil en acier très fin, "un guide", qui permet d'engager une sonde dans l'artère qu’il faut examiner. On vous demande, alors, de ne pas bouger et de ne pas respirer.
Je ne suis pas en mesure de donner mon avis sur le déroulement des opérations. Je les subis, un point c’est tout.
Après l’examen, le radiologue me pose un sac de sable sur l’aine et me dit de le garder pour la nuit, afin d’éviter une hémorragie.
- Réjouissant programme ! lui dis-je.
-L’artériographie confirme la rupture d’anévrisme. Vous serez opérée demain matin. C’est assez grave et je dois vous prévenir que c’est à risque. A tout moment, le caillot, qui colmate votre artère, peut céder, avant que nous n’ayons pu intervenir.
- Cela revient à dire que je peux ne pas me réveiller ?
- Hélas, oui, je ne veux pas vous le cacher !
Cela a le mérite d’être clair, même si c’est franc et brutal, sans fioritures autour, pour amortir le choc. Ce médecin ne fait pas dans la dentelle. Mais, au moins, je sais à quoi m’en tenir et ce qui me reste à faire, d’urgence, avant l’opération de la dernière chance.
On m’emmène dans la chambre qui m’est destinée. Le sac de sable sur l’aine. Ce sac ressemble plutôt à un mini- traversin… de béton. C’est lourd, inconfortable, astreignant. Mais incontournable, semble-t-il !
Je dois être opérée le lendemain. Le médecin chef et le chirurgien m’ont avertie que c’était sérieux. Je risquais de ne pas me réveiller. Traduction : je pouvais me transformer en feue Margot Morel, incessamment sous peu. Réjouissante hypothèse, verdict prévisionnel !
Ma participation, dans cette affaire, est purement morale : assistance impuissante à ma propre déchéance ! Je n’ai, physiquement, aucune possibilité de choix ! Rien à faire, rien à dire, subir !
Pendant toute la nuit, je vis un véritable cauchemar. Dans la chambre à côté, on joue gros : poker, accompagné d’alcool comme aide pour supporter les pertes.
Dans le couloir, potin épouvantable : je suis en face des cuisines et cela rentre, sort, claque les portes, va et vient.
Le sac de sable glisse et je dois passer la nuit à le remettre en place.
J’ai un petit souci, depuis toujours, dégradant dans une situation de ce genre. J’ai une vessie plutôt petite -- personne n’est parfait – et je dois me lever souvent, la nuit, pour aller aux toilettes. Et dans un moment comme celui-ci, cela ne s’arrange pas.
Le problème, majeur, dans un hôpital est le bassin. Cela paraît anodin quand vous êtes à l’extérieur, mais dans les murs… ne peuvent en parler que ceux qui ont subi ce supplice !
Une envie pressante vous prend, vous sonnez l’infirmière. Elle arrive, à un moment ou à un autre. On dit mieux vaut tard que jamais et c’est ce premier cas de figure qui prédomine. Le bassin finit par vous être apporté, après un véritable parcours du combattant. Ce n’est que le début. Vous appelez pour faire enlever ce bassin, car ce n’est pas un voisinage agréable. En vain !
Alors, ce soir là, je prends la décision qui s’impose : demande de bassin, mais pas de rappel pour l’ôter, je resterai vissée dessus, vaille que vaille.
Enfin, je glisse épuisée, dans un sommeil qui se voudrait réparateur. Une petite heure, sans plus, car je suis réveillée, illico presto. On doit me laver la tête avec un produit désinfectant, pour l’intervention future. Pas de mot gentil, minimum de communication, de consolation d’être humain à être humain, en souffrance. Les ordres, la routine, rien de plus. Dernière toilette, préalable à… Sensation horrible, la toilette de la condamnée, qui me fait penser à la reine Marie-Antoinette, avant de passer la tête sous l’échafaud.
Cela fait, je demande l’octroi d’un téléphone, d’un bloc de papier et d’un stylo feutre, ce qui m’est accordé, immédiatement.
Il me faut joindre :
Paul, mon ex-mari pour lui dire ce qui se passe,
le mari d’une amie qui me doit de l’argent, pour une mission, accomplie, qu’il m’a confiée.
Je veux, aussi, établir un testament en faveur de ma mère, pour mes maisons en Bretagne. Je veux que mon fils en soit l’héritier, mais souhaite qu’elle en ait la jouissance, à vie. Usufruitière, en fait. Mon fils Rodolphe, auquel j’en avais touché deux mots, était d’accord sur le principe.
J’ai téléphoniquement et par écrit, une activité qui déplait à l’infirmière de service. Elle menace de m’enlever téléphone et bloc à écrire.
Je proteste et fais appeler le chef de service.
- Je vais peut-être passer l’arme à gauche, après mon opération. Je n’ai plus beaucoup de temps pour protéger ma famille, mon fils, ma mère. Aussi, je veux être libre de disposer du peu de temps qui me reste, sans qu’une infirmière intervienne, d’une manière aussi négative que stupide !
Le médecin abonde dans mon sens et en informe l’infirmière qui m’a passé un savon, précédemment. Elle prend un air choqué, offusqué, mais obtempère et me fiche, enfin, une paix, royale !
Le chirurgien arrive, avec ses assistants. On m’embarque sur un chariot. Le sort en est jeté ! Après l’opération, je reviendrai peut-être à la vie, ou peut-être pas !
Ce qui m’étonne, c’est la passivité, le détachement, qui m’habitent : je n’ai pas peur de mourir, je suis loin de tout cela. Je le vis comme si ce sort -- définitif et sans appel -- était destiné à une autre personne. Peut-être est-ce le résultat de la souffrance, morale et physique, qui m’habitent. Morale, pour l’avenir de mon fils, physique, pour les terribles douleurs endurées !
- Joël, réponds-moi. M’entends-tu ? Réponds-moi, je t’en supplie !
Je pense que je suis morte. Je suis dans un autre monde, cela est certain. Et j’entends une petite voix qui implore, toujours, et toujours :
- Joël, réponds-moi. M’entends-tu ? Réponds-moi !
Mes yeux ne s’ouvrent pas. Je plane dans un monde glauque, une sorte de grand tunnel, un peu sombre. Mais au bout de ce tunnel, une lueur, vive !
Tout m’attire, pour rejoindre le bout de ce tunnel, où m’attend, j’en ai la certitude, une félicité sans nom. J’amorce les premiers pas, pour accéder au "Nirvana" qui m’est promis. A l’extrémité, la lumière.
Mais, devant moi, se dressent mon fils et ma mère :
- Ne pars pas, nous avons besoin de toi, ne pars pas, reste avec nous!
Je m’étais déjà bien engagée dans cette galerie au bout de laquelle m’attendait le bonheur. Tout concordait pour que je me dirige dans cette direction, sans désir de retour.
Et puis, je me suis réveillée d’un coma très profond, apparemment (c’est du moins ce que l’on m’a dit par la suite). On sort du coma comme on sort du sommeil, c’est la sensation que j’ai éprouvée, pour ma part. Un matin j’ai ouvert les yeux et je me suis remise à exister, pour de vrai !
La partie consciente de mon cerveau reprenait du service. Etait-ce un bien pour moi ? Je ne pourrai jamais répondre à cette question !
Une infirmière s’écria à la cantonade :
- L’anévrisme a ouvert les yeux, et s’approcha de moi.
L’apostrophe était pour le moins cavalière, en ce qui me concernait. Mais il est vrai que c’était tout ce que j’étais pour elle, dans ma léthargie comateuse.
- Bonjour, vous m’entendez ?
Je l’entendais, mais mes lèvres n’arrivaient pas à articuler une réponse. Je fis oui de la tête.
J’eus droit à un sourire ravi, s’épanouissant dans une face joviale et fleurie se penchant sur moi, me touchant presque.
- Vous allez quitter le service de réanimation et être transférée dans une chambre à deux. Vous serez avec une dame qui vient de subir la même intervention que la vôtre.
J’essayais de sourire aussi, mais mon visage restait figé, je le sentais. Mes muscles faciaux refusaient de m’obéir et je dus faire une grimace affreuse car l’infirmière me regarda bizarrement.
Le temps ne compte pas, dans les hôpitaux et j’attendis…un certain temps avant de me retrouver dans la chambre annoncée.
Dans l’intervalle, mes lèvres avaient consenti à se mouvoir un tantinet et quand l’infirmière s’approcha de moi, pour m’enlever quelques tuyaux, je lui demandai, articulant comme une personne qui a "la gueule de bois" :
- J’ai entendu plusieurs fois une voix qui suppliait : "Joël, réponds-moi. M’entends-tu ? Réponds-moi !" –Ai-je rêvé ?
- Non, vous n’avez pas rêvé, c’était la réalité. Un jeune garçon qui est dans le coma, après un grave accident de mobylette. C’est sa mère que vous entendiez.
- S’est-il enfin réveillé ?
- Non toujours pas, mais si cela arrive, je viendrai vous le dire, car je vois que cela vous tracasse.
- Oh oui, merci, c’est gentil à vous, répondis-je, touchée par cette attention venant d’une bonne brave grosse brute.
Brute, car elle n’y va pas de main morte, pour me débrancher. C’est un début prometteur pour la suite des soins. Je souhaite vivement, en mon for intérieur qu’elle ne soit attachée qu’au service "réa" et non à celui des chambres.
Mon transfert a lieu, enfin. Je passe du lit à une sorte de brancard roulant, puis du brancard à un autre lit. Déplacée en cela par un immense infirmier, dont la douceur des gestes contraste avec l’apparence fruste.
J’ai encore tout un tas de tuyaux, branchés dans tous les orifices et aussi dans les bras. Pas vraiment agréable tout cela !
Une fois bien "enfournée" dans mon lit -- et c’est vraiment le terme qui convient, emballée dans draps et couvertures au carré, barrière de sécurité me cernant de toute part, comme dans un lit de bébé -- je crois avoir enfin un peu de repos.
Mais non, ce n’est encore pas fini. Une infirmière entre dans la chambre. Voix agréable, belle femme, pour ce que j’en perçois dans le brouillard de ma vision.
- Bonjour madame, nous allons vous enlever quelques engins de torture, dont les sondes. Mais nous allons devoir vous brancher sur une machine qui vous délivrera un puissant antalgique, à heures fixes, pour soulager vos douleurs. Votre voisine a la même chose.
Je n’ose plus essayer de sourire, mais je hoche la tête et murmure d’une voix peu audible, à l’articulation défaillante :
- Merci madame, je souffre beaucoup. On m’a dit que c’était le liquide méningé qui causait ces douleurs terribles.
- Effectivement, c’est bien la raison. Et puis votre opération n’a pas amélioré les choses, car vous avez subi une importante intervention. Votre vie ne tenait plus qu’à un fil.
Apparemment, le fil ne s’était pas rompu, mais il s’en était fallu de peu.
- Le médecin chef du service passera vous voir, demain matin, avec le chirurgien qui vous a opérée. Reposez-vous maintenant. Nous allons vous laisser les barrières de sécurité pour cette première nuit dans votre chambre et nous les enlèveront demain.
Je n’ai pas encore aperçu ma voisine. Je me tourne de son côté :
- Bonjour madame.
- Bonjour voisine, alors on vous a branchée aussi sur la machine "dite anti douleur". Cette machine sonne quand le produit vous est dispensé et vous réveille brusquement, quand vous dormez, enfin, un peu. Si nous avons de la chance, nos machines ne sonneront pas en même temps et nous allons nous réveiller mutuellement, plusieurs fois dans notre sommeil.
- Cela nous promet d’agréables nuits ! lui répondis-je en essayant d’articuler correctement ma phrase.
Chaque parole sortant de ma bouche était pour moi un travail laborieux de prononciation, d’articulation. Je ne maîtrisais pas vraiment mon élocution. Un ivrogne, avec une bonne vieille cuite, n’aurait pas fait mieux !
Mon cerveau fonctionnait correctement, mais le reste de mon corps n’avait pas l’air de vouloir suivre. Mes yeux ne distinguaient pas grand-chose, des formes vagues, qui se mouvaient dans un univers cotonneux. Mes oreilles percevaient les sons, mais de manière amortie. Mes bras, mes jambes, endoloris étaient sans force. Mon côté droit me semblait à moitié paralysé. Tout mouvement m’était effort.
La première nuit dans cette nouvelle chambre ne m’apporta ni sommeil réparateur, ni apaisement de mes maux. La machine nous prodiguait un soulagement passager, mais entre deux distributions du produit, il s’écoulait un trop long moment et les douleurs reprenaient force. C’était intenable. Pas un espace de corps qui ne fût zone de souffrance.
Ma voisine était logée à la même enseigne. Nous échangions quelques mots, sur nos misères respectives.
Le lendemain matin, on m’enleva les barrières de sécurité. Puis j’eus la visite du chef de service et de son staff, accompagné du chirurgien et aussi du frère de Pierre-Henri, Jean-Jacques Cardon, grand spécialiste de la greffe du foie. Pierre-Henri et Jean-Jacques Cardon étaient des amis de longue date, que j’avais connus quand j’étais adolescente.
- Bonjour madame, je vous présente le professeur Bardoit, qui vous a opérée avec succès.
- Bonjour docteur.
- Nous avons une bonne et deux mauvaises nouvelles à vous annoncer, me dit le professeur Bardoit.
- Je vous écoute, docteur.
On ne me l’avait jamais faite, celle là : une bonne et deux mauvaises. Je m’attendais au pire.
- La bonne nouvelle est que l’opération a réussi et que l’artère endommagée est clipée et ne vous fera plus de misères. Tout danger est donc écarté.
Je n’étais pas sûre que cela fût vraiment une bonne nouvelle. Peut-être aurais-je dû mourir, cela aurait résolu tous mes problèmes.
- Et les mauvaises nouvelles ?
- Pendant l’opération, est survenue une paralysie faciale, "a frigore". Elle est parfois causée par un refroidissement important, son origine est inconnue et nous la supposons virale. Et votre volet frontal, droit, s’est effondré, après votre trépanation.
Trépanation, j’avais subi une trépanation ! J’étais pétrifiée, horrifiée par ce mot fatal à mes oreilles de petite fille de médecin !
Le tableau brossé était charmant, mais je ne mesurais pas trop l’impact exact -- sur le moment -- de cette série de catastrophes qui m’atteignaient de plein fouet. La claque magistrale, le seul mot qui m’importait, était la trépanation.
Mon ami Jean-Jacques se pencha pour m’embrasser, après m’avoir adressé une petite phrase sibylline, se voulant rassurante. Mais je devinais de la pitié dans sa voix.
Je dois être joliment amochée !
- Je voudrais être débranchée de tous ces tuyaux, c’est possible ?
- Je vous assure que cela sera fait demain, mais seulement pour une partie. Vous garderez encore quelques jours la pompe à morphine. Vous pourrez demander à l’infirmière de service de vous en séparer entre les heures où elle ne fonctionne pas.
– Je pourrai donc me lever pour aller aux toilettes ? Je ne supporte pas le bassin.
- Vous pourrez vous mouvoir avec la tringle supportant les perfusions. Mais je ne vous conseille pas de vous lever trop tôt. Vous êtes encore très faible, votre équilibre sera instable et votre démarche sera mal assurée.
Cause toujours mon vieux, pensais-je. Dès que la tuyauterie non indispensable aura disparu, je me lève, envers et contre tout ou tous !
Le cortège des médecins, chirurgiens et carabins sortit de ma chambre.
La journée et la nuit suivante ressemblèrent étrangement à la journée et à la nuit précédentes. Pas d’amélioration, de soulagement, si minime fut-il. C’était épuisant, à la longue, cette douleur continue, incontrôlable, incontournable. Pas une minute de répit, sauf, peut-être, pendant les deux premières heures après la prise de morphine ou l’intensité du mal diminuait jusqu’à devenir presque supportable.
Après le petit-déjeuner, l’infirmière -- qui avait assisté à mon réveil, après mon coma – apparaît dans la chambre. Je la reconnais à sa silhouette lourde et courtaude.
- Je viens vous apporter une bonne nouvelle : le petit Joël vient de se réveiller de son coma, comme une fleur. Sa mère en pleure de joie.
- Oh merci, comme c’est gentil à vous !
Elle repart aussitôt et je me dis : enfin un peu de couleur, dans ces sombres journées de malade.
Je décide alors de me lever ce matin là et que rien ni personne ne m’en empêchera. Je sonne l’infirmière pour me défaire de la pompe à morphine. Elle le fait avec réticence. Elle était plutôt bourrue, pas très causante, mais efficace. Son amabilité, si elle en avait, n’était pas très perceptible à l’oreille. Elle devait bien la cacher.
- C’est stupide, vous n’êtes pas encore en état de marcher.
- Je vais essayer. Je veux aller aux toilettes par mes propres moyens, je déteste le bassin !
- Mais il n’y a pas de toilettes dans votre chambre, elles sont en face, dans le couloir. Ce sera trop pénible, dans votre état, de vous y rendre.
Qu’à cela ne tienne, j’irai. J’attends le départ du dragon et m’embarque pour mon périlleux voyage, saisissant mon attirail à roulette de la main gauche et tâtonnant un peu pour effectuer mes premiers pas. Sortir de la chambre ne fut pas trop compliqué, mais naviguer dans le couloir se révèle une autre paire de manches. Je dis naviguer, car cela s’apparente plutôt à de la navigation qu’à de la marche. Le sol est mouvant et passablement incliné, les murs menacent de me tomber dessus. Cela tangue pas mal, autour de moi, dans ce couloir, pourtant étroit, me semble-il. Une traversée à risques s’annonce, empêtrée que je suis par tout le barda que je dois traîner dans mon sillage !
L’infirmière a eu raison, j’ai trop présumé de mes forces. Mon équilibre a disparu. Mais, "alea jacta est", j’ai commencé, je continue !
J’ouvre la première porte en face de ma chambre, légèrement décalée par rapport à notre propre porte. C’est la bonne, coup de chance, une fois n’est pas coutume !
Une fenêtre au fond, à gauche, diffuse une lueur suffisante pour me permettre de me déplacer en chancelant, et en m’appuyant sur tout ce qui se trouve à ma portée : porte serviettes (heureusement robuste et bien ancré dans son support), lavabo, tabouret, chaise et, enfin la poignée de porte des toilettes. Ce fut laborieux, cette séance de pipi-room, quand c’est si simple habituellement. Une station compliquée, dans cet endroit peu spacieux, avec mon attirail.
Je ressors, enfin, de ce réduit exigu et me dirige vers le lavabo pour me laver les mains. En m’approchant au plus près, j’aperçois une espèce de monstre dans le reflet du miroir.
Je me retourne pour voir qui est derrière moi, qui possède visage si ravagé. Il n’y a personne d’autre…que moi. C’est mon propre visage ! Le monstre, c’est moi ! Les cheveux rasés en partie sur l’avant du visage, une balafre sanguinolente qui part du milieu de la figure et va jusqu’à l’oreille droite, la bouche tordue, partant sur le côté, les yeux asymétriques en hauteur, une créature du docteur Frankenstein. Quasimodo était un top modèle, en comparaison !
Mon visage n’avait plus rien d’humain. Ce n’était plus qu’un masque, celui de la dernière grimace de la jolie femme que j’avais été.
Je suis prise de nausées et vomis d’horreur et de dégoût dans le lavabo.
Je répare les dégâts causés, tant bien que mal, en rinçant le lavabo, puis me lave les mains, machinalement.
Je reviens à la chambre, tanguant et chancelant encore plus qu’à l’aller. A mon manque d’équilibre s’ajoute une profonde répulsion et un tremblement incoercible s’empare de mon corps.
Je regagne mon lit, cahin-caha. Et me couche, effondrée, anéantie, par ce coup du sort. J’aurais préféré être morte, plutôt que vivre pareil moment.
Je claque des dents sans pouvoir m’arrêter et ma voisine doit comprendre qu’il se passe quelque chose d’anormal de mon côté.
- Cela ne va pas ?
- Je viens d’apercevoir mon visage dans un miroir. Je suis devenue un monstre !
- Ma pauvre petite ! Vous avez du subir un choc ! Vous retrouverez un visage à votre convenance, mais il vous faudra de la patience et de nombreuses séances de rééducation.
Nous avions été débranchées de la pompe à morphine, ma voisine et moi, pour éviter une accoutumance, néfaste, à ce produit. Nous avions maintenant des produits antidouleur moins puissants et le résultat n’était pas d’une grande efficacité.
Dans ces conditions, il était difficile de dormir, d’avoir un seul bon moment de vrai repos. Et si par le plus heureux des hasards, la fatigue avait raison de nous, nous étions réveillées, aux aurores par une trompe tonitruante. Notre chambre donnait sur une voie de chemin de fer. Des employés de la SNCF travaillaient sur les voies et des surveillants sonnaient de la trompe pour les avertir de l’arrivée imminente d’un train.
Je n’avais jamais connu un hôpital aussi bruyant. La voie de chemin de fer à gauche, les couloirs aux portes qui claquaient, du matin au soir, à droite. Je n’en pouvais plus de fatigue.
La nuit qui suit la suppression de la pompe à morphine, je somnole, quand une envie urgente me prend. La soupe de légumes du dîner, liquide à souhait et servie dans un bol, fait son effet. Pas question de sonner l’infirmière, ni d’utiliser le bassin.
Je me lève avec précaution, pour ne pas réveiller ma voisine. Je récidive dans ma périlleuse traversée du couloir. J’ouvre encore la bonne porte, cherche la lumière. Tout se passe comme la fois précédente, regard dans le miroir en moins, quand je me lave les mains.
Je repère la porte de ma chambre, l’ouvre le plus discrètement possible -- dans le noir le plus total, contrastant avec la lumière crue du couloir -- et me glisse, non sans mal, dans mon lit. Enfer et damnation, ma jambe gauche vient se plaquer sur une autre jambe, qui ne m’appartient nullement et …terriblement velue.
Je me suis, tout simplement, trompée de chambre !
Si l’homme se réveille, je suis mal ! Il va hurler en voyant le monstre qui s’est glissé dans son lit, crier au viol et provoquer une véritable émeute !
Tout l’hôpital va rappliquer et qui croira mon histoire d’erreur de porte !
Je m’extirpe avec les précautions les plus grandes, du lit de mon voisin de chambre, angoissée à l’idée qu’il puisse ouvrir ne serait-ce qu’un œil ! Heureusement, il dort profondément, se mettant même à ronfler. Que ne l’a-t-il fait avant. J’aurais compris mon erreur plus vite, car ma voisine ne ronfle pas.
Ces ronflements me permettent un retrait sécurisé, couvrant le léger bruit de la porte qui s’ouvre.
Dans le couloir, je suis prise d’un fou rire magistral ! Je hoquette et je pleure. J’essaye de me calmer car je vais réveiller tout l’étage. J’entends des pas au fond du couloir et je rentre, le plus rapidement qu’il m’est possible de le faire, dans ma chambre, du moins je l’espère. Cette fois c’est la bonne, je retrouve mon lit. Il n’y a personne d’autre que moi dedans et sur ma table de nuit, je repère à tâtons des objets familiers.
A peine suis-je étendue, que la porte s’ouvre et une infirmière passe la tête. Je fais mine de dormir. Elle repart sans rien dire. Je l’ai échappé belle !
Les nuits sont dangereusement vécues, dans cet hôpital !
Malgré ma peine de me savoir si défigurée et les souffrances dans tout mon corps, je suis reprise d’un fou-rire silencieux. Ma voisine, que je croyais profondément endormie, me demande :
- Vous avez-eu des ennuis ?
- En quelque sorte. Je les ai surtout frôlés de très
très près.
Et je lui conte ma mésaventure. Elle est prise, elle aussi, d’un énorme fou-rire.
- J’imagine la tronche de l’homme singe en vous découvrant dans son lit !
- Il est certain que je lui collais des cauchemars, pour le reste de son séjour, à ce pauvre type !
La porte s’ouvre à nouveau sur l’infirmière :
- Quelque chose ne va pas, mesdames ?
- Tout va bien, répondons-nous à l’unisson, en nous étranglant de rire.
L’infirmière hésite, puis referme la porte sur elle, en ayant esquissé, auparavant, le geste de se vriller la tempe. Elles sont folles, ces deux là, a-t-elle dû penser.
Cette crise de fou-rire fut une des dernières dont j’ai le souvenir. Car je suis restée de longs mois avant de pouvoir retrouver l’envie de rire, ni même de sourire. Ne serait-ce que parce que le sourire ne m’était plus permis, physiquement parlant : cette jolie expression de joie étant devenue une horrible grimace, sur ma face ravagée !
La sortie de l’hôpital s’annonçait. Il n’était pas question que je rentre chez moi, malheureusement. J’allais devoir subir de très longues et pénibles séances de rééducation, dans un établissement spécialisé.
Un premier bilan des dégâts est établi. Je ne produis plus assez de larmes et mes yeux risquent de s’infecter, se retrouvant dans un milieu asséché. La journée, j’allais avoir des gouttes dans les yeux pour compenser cela, mais, la nuit, il me faudrait avoir les yeux collés sous un bandage, par protection. Une nouvelle forme de cécité allait m’être imposée, alors que ma vision était déjà si affectée.
Esthétiquement, mon volet frontal ne se remettrait pas en place, les nerfs de ma joue droite s’étaient rétractés,
Autour de la trépanation, interne ou externe, cela se résorbait plutôt bien. Le clip était en place, solidement fixé sur l’artère antérieure. Quelle bonne nouvelle !
Mon articulation était laborieuse et difficilement audible. J’avais le visage déformé, les yeux de guingois, le nez excentré, la bouche vers l’oreille. Un vrai Picasso !
Je voyais que les gens peinaient à me regarder en face et baissaient les yeux plus souvent qu’il n’était de coutume de le faire !
Mon corps n’était que douleur, le liquide méningé n’étant toujours pas évacué.
Mes amis Bernard, pêcheur spécialiste des bigorneaux et crevettes et Jean-Jacques, médecin à l’hôpital passèrent me voir. Je me retournai face contre l’oreiller, refusant de leur montrer mon visage ravagé. Je sanglotais désespérément en leur disant de partir, que j’aurais dû mourir au lieu de survivre à ce cataclysme qui s’était abattu sur moi.
Ils tentèrent de me raisonner, mais je ne voulais plus rien entendre.
Ma famille ne s’était pas manifestée. J’aurais pu être morte sans recevoir signe de vie de leur part, auparavant ! Ce qui prouve combien je comptais à leurs yeux !
Une de mes amies, que j’aimais beaucoup, débarqua un matin. La veille de mon départ, en fait, pour la maison de rééducation, accompagnée de ma sœur Blandine, qu’elle avait convaincue de l’accompagner. Corvée dont ma sœur se serait bien passée puisqu’elle me croyait toujours une quasi simulatrice. La froideur de Blandine ne m’apporta aucun réconfort et me plongea, bien au contraire, dans le désespoir le plus complet, s’ajoutant à tout ce qui venait de se passer !
Et je n’étais pas encore au bout de mes découvertes !
Nous arrivons à Vennes. Service des urgences. Prise en charge immédiate. J’étais "un cas" ! Scanner à nouveau et …"artériographie" ! Une vraie partie de plaisir. On réalise une ponction de l'aine, à l'aide d'une aiguille et on y glisse un fil en acier très fin, "un guide", qui permet d'engager une sonde dans l'artère qu’il faut examiner. On vous demande, alors, de ne pas bouger et de ne pas respirer.
Je ne suis pas en mesure de donner mon avis sur le déroulement des opérations. Je les subis, un point c’est tout.
Après l’examen, le radiologue me pose un sac de sable sur l’aine et me dit de le garder pour la nuit, afin d’éviter une hémorragie.
- Réjouissant programme ! lui dis-je.
-L’artériographie confirme la rupture d’anévrisme. Vous serez opérée demain matin. C’est assez grave et je dois vous prévenir que c’est à risque. A tout moment, le caillot, qui colmate votre artère, peut céder, avant que nous n’ayons pu intervenir.
- Cela revient à dire que je peux ne pas me réveiller ?
- Hélas, oui, je ne veux pas vous le cacher !
Cela a le mérite d’être clair, même si c’est franc et brutal, sans fioritures autour, pour amortir le choc. Ce médecin ne fait pas dans la dentelle. Mais, au moins, je sais à quoi m’en tenir et ce qui me reste à faire, d’urgence, avant l’opération de la dernière chance.
On m’emmène dans la chambre qui m’est destinée. Le sac de sable sur l’aine. Ce sac ressemble plutôt à un mini- traversin… de béton. C’est lourd, inconfortable, astreignant. Mais incontournable, semble-t-il !
Je dois être opérée le lendemain. Le médecin chef et le chirurgien m’ont avertie que c’était sérieux. Je risquais de ne pas me réveiller. Traduction : je pouvais me transformer en feue Margot Morel, incessamment sous peu. Réjouissante hypothèse, verdict prévisionnel !
Ma participation, dans cette affaire, est purement morale : assistance impuissante à ma propre déchéance ! Je n’ai, physiquement, aucune possibilité de choix ! Rien à faire, rien à dire, subir !
Pendant toute la nuit, je vis un véritable cauchemar. Dans la chambre à côté, on joue gros : poker, accompagné d’alcool comme aide pour supporter les pertes.
Dans le couloir, potin épouvantable : je suis en face des cuisines et cela rentre, sort, claque les portes, va et vient.
Le sac de sable glisse et je dois passer la nuit à le remettre en place.
J’ai un petit souci, depuis toujours, dégradant dans une situation de ce genre. J’ai une vessie plutôt petite -- personne n’est parfait – et je dois me lever souvent, la nuit, pour aller aux toilettes. Et dans un moment comme celui-ci, cela ne s’arrange pas.
Le problème, majeur, dans un hôpital est le bassin. Cela paraît anodin quand vous êtes à l’extérieur, mais dans les murs… ne peuvent en parler que ceux qui ont subi ce supplice !
Une envie pressante vous prend, vous sonnez l’infirmière. Elle arrive, à un moment ou à un autre. On dit mieux vaut tard que jamais et c’est ce premier cas de figure qui prédomine. Le bassin finit par vous être apporté, après un véritable parcours du combattant. Ce n’est que le début. Vous appelez pour faire enlever ce bassin, car ce n’est pas un voisinage agréable. En vain !
Alors, ce soir là, je prends la décision qui s’impose : demande de bassin, mais pas de rappel pour l’ôter, je resterai vissée dessus, vaille que vaille.
Enfin, je glisse épuisée, dans un sommeil qui se voudrait réparateur. Une petite heure, sans plus, car je suis réveillée, illico presto. On doit me laver la tête avec un produit désinfectant, pour l’intervention future. Pas de mot gentil, minimum de communication, de consolation d’être humain à être humain, en souffrance. Les ordres, la routine, rien de plus. Dernière toilette, préalable à… Sensation horrible, la toilette de la condamnée, qui me fait penser à la reine Marie-Antoinette, avant de passer la tête sous l’échafaud.
Cela fait, je demande l’octroi d’un téléphone, d’un bloc de papier et d’un stylo feutre, ce qui m’est accordé, immédiatement.
Il me faut joindre :
Paul, mon ex-mari pour lui dire ce qui se passe,
le mari d’une amie qui me doit de l’argent, pour une mission, accomplie, qu’il m’a confiée.
Je veux, aussi, établir un testament en faveur de ma mère, pour mes maisons en Bretagne. Je veux que mon fils en soit l’héritier, mais souhaite qu’elle en ait la jouissance, à vie. Usufruitière, en fait. Mon fils Rodolphe, auquel j’en avais touché deux mots, était d’accord sur le principe.
J’ai téléphoniquement et par écrit, une activité qui déplait à l’infirmière de service. Elle menace de m’enlever téléphone et bloc à écrire.
Je proteste et fais appeler le chef de service.
- Je vais peut-être passer l’arme à gauche, après mon opération. Je n’ai plus beaucoup de temps pour protéger ma famille, mon fils, ma mère. Aussi, je veux être libre de disposer du peu de temps qui me reste, sans qu’une infirmière intervienne, d’une manière aussi négative que stupide !
Le médecin abonde dans mon sens et en informe l’infirmière qui m’a passé un savon, précédemment. Elle prend un air choqué, offusqué, mais obtempère et me fiche, enfin, une paix, royale !
Le chirurgien arrive, avec ses assistants. On m’embarque sur un chariot. Le sort en est jeté ! Après l’opération, je reviendrai peut-être à la vie, ou peut-être pas !
Ce qui m’étonne, c’est la passivité, le détachement, qui m’habitent : je n’ai pas peur de mourir, je suis loin de tout cela. Je le vis comme si ce sort -- définitif et sans appel -- était destiné à une autre personne. Peut-être est-ce le résultat de la souffrance, morale et physique, qui m’habitent. Morale, pour l’avenir de mon fils, physique, pour les terribles douleurs endurées !
- Joël, réponds-moi. M’entends-tu ? Réponds-moi, je t’en supplie !
Je pense que je suis morte. Je suis dans un autre monde, cela est certain. Et j’entends une petite voix qui implore, toujours, et toujours :
- Joël, réponds-moi. M’entends-tu ? Réponds-moi !
Mes yeux ne s’ouvrent pas. Je plane dans un monde glauque, une sorte de grand tunnel, un peu sombre. Mais au bout de ce tunnel, une lueur, vive !
Tout m’attire, pour rejoindre le bout de ce tunnel, où m’attend, j’en ai la certitude, une félicité sans nom. J’amorce les premiers pas, pour accéder au "Nirvana" qui m’est promis. A l’extrémité, la lumière.
Mais, devant moi, se dressent mon fils et ma mère :
- Ne pars pas, nous avons besoin de toi, ne pars pas, reste avec nous!
Je m’étais déjà bien engagée dans cette galerie au bout de laquelle m’attendait le bonheur. Tout concordait pour que je me dirige dans cette direction, sans désir de retour.
Et puis, je me suis réveillée d’un coma très profond, apparemment (c’est du moins ce que l’on m’a dit par la suite). On sort du coma comme on sort du sommeil, c’est la sensation que j’ai éprouvée, pour ma part. Un matin j’ai ouvert les yeux et je me suis remise à exister, pour de vrai !
La partie consciente de mon cerveau reprenait du service. Etait-ce un bien pour moi ? Je ne pourrai jamais répondre à cette question !
Une infirmière s’écria à la cantonade :
- L’anévrisme a ouvert les yeux, et s’approcha de moi.
L’apostrophe était pour le moins cavalière, en ce qui me concernait. Mais il est vrai que c’était tout ce que j’étais pour elle, dans ma léthargie comateuse.
- Bonjour, vous m’entendez ?
Je l’entendais, mais mes lèvres n’arrivaient pas à articuler une réponse. Je fis oui de la tête.
J’eus droit à un sourire ravi, s’épanouissant dans une face joviale et fleurie se penchant sur moi, me touchant presque.
- Vous allez quitter le service de réanimation et être transférée dans une chambre à deux. Vous serez avec une dame qui vient de subir la même intervention que la vôtre.
J’essayais de sourire aussi, mais mon visage restait figé, je le sentais. Mes muscles faciaux refusaient de m’obéir et je dus faire une grimace affreuse car l’infirmière me regarda bizarrement.
Le temps ne compte pas, dans les hôpitaux et j’attendis…un certain temps avant de me retrouver dans la chambre annoncée.
Dans l’intervalle, mes lèvres avaient consenti à se mouvoir un tantinet et quand l’infirmière s’approcha de moi, pour m’enlever quelques tuyaux, je lui demandai, articulant comme une personne qui a "la gueule de bois" :
- J’ai entendu plusieurs fois une voix qui suppliait : "Joël, réponds-moi. M’entends-tu ? Réponds-moi !" –Ai-je rêvé ?
- Non, vous n’avez pas rêvé, c’était la réalité. Un jeune garçon qui est dans le coma, après un grave accident de mobylette. C’est sa mère que vous entendiez.
- S’est-il enfin réveillé ?
- Non toujours pas, mais si cela arrive, je viendrai vous le dire, car je vois que cela vous tracasse.
- Oh oui, merci, c’est gentil à vous, répondis-je, touchée par cette attention venant d’une bonne brave grosse brute.
Brute, car elle n’y va pas de main morte, pour me débrancher. C’est un début prometteur pour la suite des soins. Je souhaite vivement, en mon for intérieur qu’elle ne soit attachée qu’au service "réa" et non à celui des chambres.
Mon transfert a lieu, enfin. Je passe du lit à une sorte de brancard roulant, puis du brancard à un autre lit. Déplacée en cela par un immense infirmier, dont la douceur des gestes contraste avec l’apparence fruste.
J’ai encore tout un tas de tuyaux, branchés dans tous les orifices et aussi dans les bras. Pas vraiment agréable tout cela !
Une fois bien "enfournée" dans mon lit -- et c’est vraiment le terme qui convient, emballée dans draps et couvertures au carré, barrière de sécurité me cernant de toute part, comme dans un lit de bébé -- je crois avoir enfin un peu de repos.
Mais non, ce n’est encore pas fini. Une infirmière entre dans la chambre. Voix agréable, belle femme, pour ce que j’en perçois dans le brouillard de ma vision.
- Bonjour madame, nous allons vous enlever quelques engins de torture, dont les sondes. Mais nous allons devoir vous brancher sur une machine qui vous délivrera un puissant antalgique, à heures fixes, pour soulager vos douleurs. Votre voisine a la même chose.
Je n’ose plus essayer de sourire, mais je hoche la tête et murmure d’une voix peu audible, à l’articulation défaillante :
- Merci madame, je souffre beaucoup. On m’a dit que c’était le liquide méningé qui causait ces douleurs terribles.
- Effectivement, c’est bien la raison. Et puis votre opération n’a pas amélioré les choses, car vous avez subi une importante intervention. Votre vie ne tenait plus qu’à un fil.
Apparemment, le fil ne s’était pas rompu, mais il s’en était fallu de peu.
- Le médecin chef du service passera vous voir, demain matin, avec le chirurgien qui vous a opérée. Reposez-vous maintenant. Nous allons vous laisser les barrières de sécurité pour cette première nuit dans votre chambre et nous les enlèveront demain.
Je n’ai pas encore aperçu ma voisine. Je me tourne de son côté :
- Bonjour madame.
- Bonjour voisine, alors on vous a branchée aussi sur la machine "dite anti douleur". Cette machine sonne quand le produit vous est dispensé et vous réveille brusquement, quand vous dormez, enfin, un peu. Si nous avons de la chance, nos machines ne sonneront pas en même temps et nous allons nous réveiller mutuellement, plusieurs fois dans notre sommeil.
- Cela nous promet d’agréables nuits ! lui répondis-je en essayant d’articuler correctement ma phrase.
Chaque parole sortant de ma bouche était pour moi un travail laborieux de prononciation, d’articulation. Je ne maîtrisais pas vraiment mon élocution. Un ivrogne, avec une bonne vieille cuite, n’aurait pas fait mieux !
Mon cerveau fonctionnait correctement, mais le reste de mon corps n’avait pas l’air de vouloir suivre. Mes yeux ne distinguaient pas grand-chose, des formes vagues, qui se mouvaient dans un univers cotonneux. Mes oreilles percevaient les sons, mais de manière amortie. Mes bras, mes jambes, endoloris étaient sans force. Mon côté droit me semblait à moitié paralysé. Tout mouvement m’était effort.
La première nuit dans cette nouvelle chambre ne m’apporta ni sommeil réparateur, ni apaisement de mes maux. La machine nous prodiguait un soulagement passager, mais entre deux distributions du produit, il s’écoulait un trop long moment et les douleurs reprenaient force. C’était intenable. Pas un espace de corps qui ne fût zone de souffrance.
Ma voisine était logée à la même enseigne. Nous échangions quelques mots, sur nos misères respectives.
Le lendemain matin, on m’enleva les barrières de sécurité. Puis j’eus la visite du chef de service et de son staff, accompagné du chirurgien et aussi du frère de Pierre-Henri, Jean-Jacques Cardon, grand spécialiste de la greffe du foie. Pierre-Henri et Jean-Jacques Cardon étaient des amis de longue date, que j’avais connus quand j’étais adolescente.
- Bonjour madame, je vous présente le professeur Bardoit, qui vous a opérée avec succès.
- Bonjour docteur.
- Nous avons une bonne et deux mauvaises nouvelles à vous annoncer, me dit le professeur Bardoit.
- Je vous écoute, docteur.
On ne me l’avait jamais faite, celle là : une bonne et deux mauvaises. Je m’attendais au pire.
- La bonne nouvelle est que l’opération a réussi et que l’artère endommagée est clipée et ne vous fera plus de misères. Tout danger est donc écarté.
Je n’étais pas sûre que cela fût vraiment une bonne nouvelle. Peut-être aurais-je dû mourir, cela aurait résolu tous mes problèmes.
- Et les mauvaises nouvelles ?
- Pendant l’opération, est survenue une paralysie faciale, "a frigore". Elle est parfois causée par un refroidissement important, son origine est inconnue et nous la supposons virale. Et votre volet frontal, droit, s’est effondré, après votre trépanation.
Trépanation, j’avais subi une trépanation ! J’étais pétrifiée, horrifiée par ce mot fatal à mes oreilles de petite fille de médecin !
Le tableau brossé était charmant, mais je ne mesurais pas trop l’impact exact -- sur le moment -- de cette série de catastrophes qui m’atteignaient de plein fouet. La claque magistrale, le seul mot qui m’importait, était la trépanation.
Mon ami Jean-Jacques se pencha pour m’embrasser, après m’avoir adressé une petite phrase sibylline, se voulant rassurante. Mais je devinais de la pitié dans sa voix.
Je dois être joliment amochée !
- Je voudrais être débranchée de tous ces tuyaux, c’est possible ?
- Je vous assure que cela sera fait demain, mais seulement pour une partie. Vous garderez encore quelques jours la pompe à morphine. Vous pourrez demander à l’infirmière de service de vous en séparer entre les heures où elle ne fonctionne pas.
– Je pourrai donc me lever pour aller aux toilettes ? Je ne supporte pas le bassin.
- Vous pourrez vous mouvoir avec la tringle supportant les perfusions. Mais je ne vous conseille pas de vous lever trop tôt. Vous êtes encore très faible, votre équilibre sera instable et votre démarche sera mal assurée.
Cause toujours mon vieux, pensais-je. Dès que la tuyauterie non indispensable aura disparu, je me lève, envers et contre tout ou tous !
Le cortège des médecins, chirurgiens et carabins sortit de ma chambre.
La journée et la nuit suivante ressemblèrent étrangement à la journée et à la nuit précédentes. Pas d’amélioration, de soulagement, si minime fut-il. C’était épuisant, à la longue, cette douleur continue, incontrôlable, incontournable. Pas une minute de répit, sauf, peut-être, pendant les deux premières heures après la prise de morphine ou l’intensité du mal diminuait jusqu’à devenir presque supportable.
Après le petit-déjeuner, l’infirmière -- qui avait assisté à mon réveil, après mon coma – apparaît dans la chambre. Je la reconnais à sa silhouette lourde et courtaude.
- Je viens vous apporter une bonne nouvelle : le petit Joël vient de se réveiller de son coma, comme une fleur. Sa mère en pleure de joie.
- Oh merci, comme c’est gentil à vous !
Elle repart aussitôt et je me dis : enfin un peu de couleur, dans ces sombres journées de malade.
Je décide alors de me lever ce matin là et que rien ni personne ne m’en empêchera. Je sonne l’infirmière pour me défaire de la pompe à morphine. Elle le fait avec réticence. Elle était plutôt bourrue, pas très causante, mais efficace. Son amabilité, si elle en avait, n’était pas très perceptible à l’oreille. Elle devait bien la cacher.
- C’est stupide, vous n’êtes pas encore en état de marcher.
- Je vais essayer. Je veux aller aux toilettes par mes propres moyens, je déteste le bassin !
- Mais il n’y a pas de toilettes dans votre chambre, elles sont en face, dans le couloir. Ce sera trop pénible, dans votre état, de vous y rendre.
Qu’à cela ne tienne, j’irai. J’attends le départ du dragon et m’embarque pour mon périlleux voyage, saisissant mon attirail à roulette de la main gauche et tâtonnant un peu pour effectuer mes premiers pas. Sortir de la chambre ne fut pas trop compliqué, mais naviguer dans le couloir se révèle une autre paire de manches. Je dis naviguer, car cela s’apparente plutôt à de la navigation qu’à de la marche. Le sol est mouvant et passablement incliné, les murs menacent de me tomber dessus. Cela tangue pas mal, autour de moi, dans ce couloir, pourtant étroit, me semble-il. Une traversée à risques s’annonce, empêtrée que je suis par tout le barda que je dois traîner dans mon sillage !
L’infirmière a eu raison, j’ai trop présumé de mes forces. Mon équilibre a disparu. Mais, "alea jacta est", j’ai commencé, je continue !
J’ouvre la première porte en face de ma chambre, légèrement décalée par rapport à notre propre porte. C’est la bonne, coup de chance, une fois n’est pas coutume !
Une fenêtre au fond, à gauche, diffuse une lueur suffisante pour me permettre de me déplacer en chancelant, et en m’appuyant sur tout ce qui se trouve à ma portée : porte serviettes (heureusement robuste et bien ancré dans son support), lavabo, tabouret, chaise et, enfin la poignée de porte des toilettes. Ce fut laborieux, cette séance de pipi-room, quand c’est si simple habituellement. Une station compliquée, dans cet endroit peu spacieux, avec mon attirail.
Je ressors, enfin, de ce réduit exigu et me dirige vers le lavabo pour me laver les mains. En m’approchant au plus près, j’aperçois une espèce de monstre dans le reflet du miroir.
Je me retourne pour voir qui est derrière moi, qui possède visage si ravagé. Il n’y a personne d’autre…que moi. C’est mon propre visage ! Le monstre, c’est moi ! Les cheveux rasés en partie sur l’avant du visage, une balafre sanguinolente qui part du milieu de la figure et va jusqu’à l’oreille droite, la bouche tordue, partant sur le côté, les yeux asymétriques en hauteur, une créature du docteur Frankenstein. Quasimodo était un top modèle, en comparaison !
Mon visage n’avait plus rien d’humain. Ce n’était plus qu’un masque, celui de la dernière grimace de la jolie femme que j’avais été.
Je suis prise de nausées et vomis d’horreur et de dégoût dans le lavabo.
Je répare les dégâts causés, tant bien que mal, en rinçant le lavabo, puis me lave les mains, machinalement.
Je reviens à la chambre, tanguant et chancelant encore plus qu’à l’aller. A mon manque d’équilibre s’ajoute une profonde répulsion et un tremblement incoercible s’empare de mon corps.
Je regagne mon lit, cahin-caha. Et me couche, effondrée, anéantie, par ce coup du sort. J’aurais préféré être morte, plutôt que vivre pareil moment.
Je claque des dents sans pouvoir m’arrêter et ma voisine doit comprendre qu’il se passe quelque chose d’anormal de mon côté.
- Cela ne va pas ?
- Je viens d’apercevoir mon visage dans un miroir. Je suis devenue un monstre !
- Ma pauvre petite ! Vous avez du subir un choc ! Vous retrouverez un visage à votre convenance, mais il vous faudra de la patience et de nombreuses séances de rééducation.
Nous avions été débranchées de la pompe à morphine, ma voisine et moi, pour éviter une accoutumance, néfaste, à ce produit. Nous avions maintenant des produits antidouleur moins puissants et le résultat n’était pas d’une grande efficacité.
Dans ces conditions, il était difficile de dormir, d’avoir un seul bon moment de vrai repos. Et si par le plus heureux des hasards, la fatigue avait raison de nous, nous étions réveillées, aux aurores par une trompe tonitruante. Notre chambre donnait sur une voie de chemin de fer. Des employés de la SNCF travaillaient sur les voies et des surveillants sonnaient de la trompe pour les avertir de l’arrivée imminente d’un train.
Je n’avais jamais connu un hôpital aussi bruyant. La voie de chemin de fer à gauche, les couloirs aux portes qui claquaient, du matin au soir, à droite. Je n’en pouvais plus de fatigue.
La nuit qui suit la suppression de la pompe à morphine, je somnole, quand une envie urgente me prend. La soupe de légumes du dîner, liquide à souhait et servie dans un bol, fait son effet. Pas question de sonner l’infirmière, ni d’utiliser le bassin.
Je me lève avec précaution, pour ne pas réveiller ma voisine. Je récidive dans ma périlleuse traversée du couloir. J’ouvre encore la bonne porte, cherche la lumière. Tout se passe comme la fois précédente, regard dans le miroir en moins, quand je me lave les mains.
Je repère la porte de ma chambre, l’ouvre le plus discrètement possible -- dans le noir le plus total, contrastant avec la lumière crue du couloir -- et me glisse, non sans mal, dans mon lit. Enfer et damnation, ma jambe gauche vient se plaquer sur une autre jambe, qui ne m’appartient nullement et …terriblement velue.
Je me suis, tout simplement, trompée de chambre !
Si l’homme se réveille, je suis mal ! Il va hurler en voyant le monstre qui s’est glissé dans son lit, crier au viol et provoquer une véritable émeute !
Tout l’hôpital va rappliquer et qui croira mon histoire d’erreur de porte !
Je m’extirpe avec les précautions les plus grandes, du lit de mon voisin de chambre, angoissée à l’idée qu’il puisse ouvrir ne serait-ce qu’un œil ! Heureusement, il dort profondément, se mettant même à ronfler. Que ne l’a-t-il fait avant. J’aurais compris mon erreur plus vite, car ma voisine ne ronfle pas.
Ces ronflements me permettent un retrait sécurisé, couvrant le léger bruit de la porte qui s’ouvre.
Dans le couloir, je suis prise d’un fou rire magistral ! Je hoquette et je pleure. J’essaye de me calmer car je vais réveiller tout l’étage. J’entends des pas au fond du couloir et je rentre, le plus rapidement qu’il m’est possible de le faire, dans ma chambre, du moins je l’espère. Cette fois c’est la bonne, je retrouve mon lit. Il n’y a personne d’autre que moi dedans et sur ma table de nuit, je repère à tâtons des objets familiers.
A peine suis-je étendue, que la porte s’ouvre et une infirmière passe la tête. Je fais mine de dormir. Elle repart sans rien dire. Je l’ai échappé belle !
Les nuits sont dangereusement vécues, dans cet hôpital !
Malgré ma peine de me savoir si défigurée et les souffrances dans tout mon corps, je suis reprise d’un fou-rire silencieux. Ma voisine, que je croyais profondément endormie, me demande :
- Vous avez-eu des ennuis ?
- En quelque sorte. Je les ai surtout frôlés de très
très près.
Et je lui conte ma mésaventure. Elle est prise, elle aussi, d’un énorme fou-rire.
- J’imagine la tronche de l’homme singe en vous découvrant dans son lit !
- Il est certain que je lui collais des cauchemars, pour le reste de son séjour, à ce pauvre type !
La porte s’ouvre à nouveau sur l’infirmière :
- Quelque chose ne va pas, mesdames ?
- Tout va bien, répondons-nous à l’unisson, en nous étranglant de rire.
L’infirmière hésite, puis referme la porte sur elle, en ayant esquissé, auparavant, le geste de se vriller la tempe. Elles sont folles, ces deux là, a-t-elle dû penser.
Cette crise de fou-rire fut une des dernières dont j’ai le souvenir. Car je suis restée de longs mois avant de pouvoir retrouver l’envie de rire, ni même de sourire. Ne serait-ce que parce que le sourire ne m’était plus permis, physiquement parlant : cette jolie expression de joie étant devenue une horrible grimace, sur ma face ravagée !
La sortie de l’hôpital s’annonçait. Il n’était pas question que je rentre chez moi, malheureusement. J’allais devoir subir de très longues et pénibles séances de rééducation, dans un établissement spécialisé.
Un premier bilan des dégâts est établi. Je ne produis plus assez de larmes et mes yeux risquent de s’infecter, se retrouvant dans un milieu asséché. La journée, j’allais avoir des gouttes dans les yeux pour compenser cela, mais, la nuit, il me faudrait avoir les yeux collés sous un bandage, par protection. Une nouvelle forme de cécité allait m’être imposée, alors que ma vision était déjà si affectée.
Esthétiquement, mon volet frontal ne se remettrait pas en place, les nerfs de ma joue droite s’étaient rétractés,
Autour de la trépanation, interne ou externe, cela se résorbait plutôt bien. Le clip était en place, solidement fixé sur l’artère antérieure. Quelle bonne nouvelle !
Mon articulation était laborieuse et difficilement audible. J’avais le visage déformé, les yeux de guingois, le nez excentré, la bouche vers l’oreille. Un vrai Picasso !
Je voyais que les gens peinaient à me regarder en face et baissaient les yeux plus souvent qu’il n’était de coutume de le faire !
Mon corps n’était que douleur, le liquide méningé n’étant toujours pas évacué.
Mes amis Bernard, pêcheur spécialiste des bigorneaux et crevettes et Jean-Jacques, médecin à l’hôpital passèrent me voir. Je me retournai face contre l’oreiller, refusant de leur montrer mon visage ravagé. Je sanglotais désespérément en leur disant de partir, que j’aurais dû mourir au lieu de survivre à ce cataclysme qui s’était abattu sur moi.
Ils tentèrent de me raisonner, mais je ne voulais plus rien entendre.
Ma famille ne s’était pas manifestée. J’aurais pu être morte sans recevoir signe de vie de leur part, auparavant ! Ce qui prouve combien je comptais à leurs yeux !
Une de mes amies, que j’aimais beaucoup, débarqua un matin. La veille de mon départ, en fait, pour la maison de rééducation, accompagnée de ma sœur Blandine, qu’elle avait convaincue de l’accompagner. Corvée dont ma sœur se serait bien passée puisqu’elle me croyait toujours une quasi simulatrice. La froideur de Blandine ne m’apporta aucun réconfort et me plongea, bien au contraire, dans le désespoir le plus complet, s’ajoutant à tout ce qui venait de se passer !
Et je n’étais pas encore au bout de mes découvertes !
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